Professeur Rigobert KABWITA KABOLO IKO
Directeur Général de l’IRGES et Secrétaire Général Académique de l’Université Pédagogique Nationale, Kinshasa-RDC
Des Esséniens aux Assassins, des Anarchistes aux Nihilistes, des mouvements vandales aux inconditionnels du Ku Klux Klan…, des groupes semant la terreur dans les sociétés anciennes et modernes ont fait du chemin et existent depuis la haute antiquité. Mais de là à trouver des organisations irréductiblement terroristes, il a fallu attendre le concours de plusieurs événements de la fin du XXe siècle accompagnant la mondialisation, tremplin de toutes formes de circulations, y compris de l’idéologie terroriste.
On peut s’en douter, l’internationalisation du terrorisme islamiste se revendique d’une structuration à la fois politique, religieuse et militaire : c’est aussi à la fois un nœud gordien pour l’Occident qui serait alors sa principale cible, mais surtout un cauchemar pour les sociétés musulmanes, premières victimes d’un combat politique sur fond d’application de la charia (la loi islamique) tout en usant des moyens militaires plutôt affreux et hautement spectaculaires. Nul dans le monde actuel ne peut ignorer la fulgurance des organisations islamistes déterminées à en découdre avec les « mécréants et les infidèles » par la seule voie de leur convenance : le terrorisme international.
Mots-clés : Politique, Religion, terrorisme et militaire
Le radicalisme religieux est devenu depuis le début de ce siècle l’un des faits sociaux des plus préoccupants de la scène internationale. Pourquoi l’est-il ? De l’Afrique du Nord au Caucase en passant par le Moyen-Orient et jusqu’aux confins de l’Indonésie et des Philippines, des violences extrêmes liées aussi bien à la politique qu’à la religion sont perpétrées et triomphalement revendiquées au quotidien. Pourtant, l’intégrisme (donnant lieu au radicalisme) en tant que refus de toute évolution et donc de tout changement en rapport avec les traditions et coutumes observées n’est pas l’exclusivité d’une religion, l’islam, mais une démarche poursuivie par autant de croyants dans le monde : intégristes catholiques, ultra-orthodoxes juifs, protestants fanatiques de la bible…
L’intégrisme, engendrant le fanatisme et le radicalisme, utilise pour faire reconnaître sa place parmi tant de doctrines, les pires formes du terrorisme. Mais ce genre de manifestation est-il propre au XXIe siècle comme semblent le faire croire les médias globaux et locaux ? Il s’avère aussi que les motivations des intégristes aboutissant au terrorisme ne sont pas que religieuses – la religion ici ne serait-elle pas qu’un tremplin ? – mais s’inscrivent de manière aussi radicale dans la contestation d’une forme de gestion de la cité ne correspondant pas ou très peu à la tradition.
Un des principes sacro-saints de l’intervention ou de l’assistance humanitaire est la laïcité, la seule pouvant justifier la solidarité entre peuples et individus, de quelque croyance qu’ils soient. La littérature francophone renseigne que la France, par exemple, est un État laïque depuis la loi de séparation de l’Église et de l’État au début du XXe siècle (1905). Une centaine d’années seulement séparent la présente génération d’une telle loi, alors que les Etats-nations, fondement des relations interétatiques, ont émergé depuis le milieu du XVIIe siècle (1648), du moins en ce qui implique le continent européen dans sa partie occidentale.
La plupart d’Etats africains ont été déclarés laïcs dans la deuxième moitié du siècle dernier sur copie quasiment conforme des constitutions de leurs anciennes métropoles. Mais un Etat peut-il vraiment se passer de la religion et/ou des croyances religieuses, agissant en tout et pour tout en observation des principes de la laïcité ? Pourquoi le voile intégral ferait-il peur au citoyen européen et bien singulièrement aux partis d’extrême droite qui, par ailleurs, soufflent un vent violent de populisme sur tout l’espace de l’Union Européenne ? S’agit-il d’une question politique ou d’un problème religieux ? Pourquoi l’angoisse suscitée par une telle problématique s’étend-elle à plusieurs autres pays dits occidentaux (l’Australie en fait partie, sans compter le Canada et les Etats-Unis d’Amérique), considérant que tous, en pratique, ont conservé des traditions chrétiennes enracinées pendant autant de siècles ?
On sait au moins que la plupart des pays du Moyen-Orient et de l’Afrique du nord ont fait de l’islam la religion d’Etat, cela est déclaré tel quel dans différentes constitutions. C’est officiel ! L’Iran est un Etat islamique et veut agir en tant que tel. Le Vatican est aussi un Etat, mais l’attribut catholique ne figure pas dans son appellation officielle…
Il sied de relever qu’en fait, le principe de laïcité observé par plusieurs Etats, notamment la vieille France, mais aussi la jeune RD Congo, est l’aboutissement d’un long processus qui a débuté, timidement, par la -Déclaration des droits de l’homme et du citoyen qui, vers la fin du siècle des Lumières, interdit pour la première fois toute discrimination fondée sur la religion; mais de là à constater une démarcation définitive entre la religion et la politique, entre le fait religieux et le fait politique, entre le responsable religieux et le responsable politique…
Le débat reste ouvert sur des interprétations se recoupant ou s’opposant diamétralement : une approche dialectique permet au mieux de scruter la question de fond en comble. A supposer d’ailleurs que la question de la laïcité soit réglée en Europe, ce qui n’est pas le cas, il faut encore prendre en compte l’évolution des situations : le monde est vaste, mais il se rétrécit puisque l’on parle de « village planétaire », et la problématique des relations entre religion et politique est particulièrement délicate parce qu’elles ne concernent plus qu’un Etat ou un groupe d’Etats, mais l’ensemble des Etats du monde.
Des analyses récentes assimilent la laïcité à la modernité et la qualifient de « sortie de la religion », analysée comme « le passage dans un monde où les religions continuent d’exister, mais à l’intérieur d’une forme politique et d’un ordre collectif qu’elles ne déterminent plus ». Ou encore, « l’ordre politique n’est pas déterminé d’avance par la religion. Pas davantage cet ordre politique n’est soumis à des fins religieuses… »
Quoi qu’on puisse penser, à observer de plus près la scène internationale aujourd’hui, l’imbrication du religieux et du politique n’est plus à démontrer. Qui plus est, la personne humaine, animal politique pour Aristote, est aussi un être religieux d’après l’appréhension de Pascal.
La politique peut-elle neutraliser la religion ou peut-elle exiger la neutralité religieuse lorsque l’on considère que les sociétés étatiques évoluent d’après des traditions et des coutumes, qui se traduisent souvent en lois, y compris les principes de la morale et de la religion ? D’où les Etats-Unis d’Amérique tiendraient-ils le modèle de la démocratie sans référence aux pères pèlerins protestants qui ont fourni à ce pays les bases de sa politique étrangère ? En quoi l’Europe serait-elle construite sur un ensemble d’Etats de droit sans recours au judéo-christianisme consacrant le principe de « liberté (au sens de libération) des enfants de Dieu » ? Pourquoi des peuples musulmans affichent-ils leur hostilité vis-à-vis d’un Occident donneur de leçons sur la gestion de la chose publique recourant à un modèle universaliste, mais en fait européen dans ses fondements culturels ? Qui dirait culture sans sous-entendre entre autres religion ou croyance ?
Face à une préoccupation que résument les interrogations ci-dessus, la présente réflexion veut sortir des déclarations des principes et démontrer que non seulement la religion est présente et influente aussi bien dans la politique interne des Etats que dans les rapports interétatiques, mais elle est en plus à l’origine d’un imbroglio international à travers le radicalisme des mouvements islamistes dont le Coran serait l’argument incontestable de tout rejet de mode de gouvernement étranger à la tradition et à la volonté, clairement affichée ou pas, des peuples impliqués.
I. RELIGION ET POLITIQUE : MÊMES FINALITÉS
D’après Mustapha Benchenane, si l’on adoptait une définition réductrice et simpliste, on affirmerait que religion et politique ont des objets et des finalités bien distinctes[1]. La première s’occuperait du soin et du salut des âmes, la seconde de l’organisation de la cité et des modes d’exercice du pouvoir politique. La réalité est bien plus complexe. Les trois finalités poursuivies par la religion son éminemment terrestres et sont en même temps et essentiellement celles visées par la politique.
I.1. Sécuriser l’homme au plus profond de son être
Religion et politique veulent contenir l’angoisse que ressent l’homme face à l’idée et à la réalité de la mort. La paix et la sécurité internationales ne riment pas à autre chose. L’Etat et l’Eglise ou la communauté religieuse veulent rassurer l’homme, s’efforçant de faire en sorte que son infinie détresse, venant de ce qui est enfoui au plus profond de son inconscient et qui conditionne toute son existence, son extinction, son anéantissement, ne lui rende pas la vie insupportable.
Qu’est-ce que la religion, à cet égard, dit à l’homme ?[2] Elle lui annonce que la mort n’est pas une fin, mais le début d’autre chose, que la vie se poursuit sous une autre forme ; elle lui parle de la « vie éternelle ». Les religions asiatiques prêchent même la réincarnation au sens d’une roue de la vie. Pour conjurer l’angoisse de la mort, la religion nie celle-ci. L’homme a donc besoin d’imprégner sa vie, de l’immerger dans une spiritualité de nature religieuse, afin de connaître la gloire, le bonheur, la sainteté, le nirvana.
De la même manière, la politique couronne les héros de la nation, célèbrent les martyrs défenseurs de la patrie et proclame la victoire définitive du citoyen, de tout citoyen, défendant la nation au sacrifice de sa vie. Si Kimpa Vita est vivante au pays de Ne Kongo et Lumumba dans le peuple congolais, les martyrs de l’indépendance le sont aussi, de la même manière que le sontAnuarite, Bakanja et bien d’autres dans l’Eglise catholique au Congo.
Dans les pires moments d’angoisse, notamment occasionnés par des attaques terroristes (avec des dates mémorables comme celle du 11 septembre 2001 et l’effondrement spectaculaire des TwinTowers à New York), Britanniques et Américains ont entre autres exprimé leur patriotisme par des chansons nationales et célèbres : Godsave the Queen…(Que Dieu garde la Reine…), GodblessAmerica…(Que Dieu bénisse l’Amérique…)
I. 2. Organiser la vie en société ou en communauté
Politique et religion visent à aider les hommes à vivre ensemble, car c’est l’une des choses les plus difficiles à réaliser sur cette terre. Un familier de l’inconscient, Freud, a contribué à donner de l’éclairage sur la nature profonde de ce dernier: « L’homme n’est point cet être débonnaire, au cœur assoiffé d’amour, dont on dit qu’il se défend quand on l’attaque, mais un être, au contraire, qui doit porter au compte de ses données instinctives une bonne somme d’agressivité… L’homme est, en effet, tenté de satisfaire son besoin d’agression aux dépens de son prochain, d’exploiter son travailleur sans dédommagements, de l’utiliser sexuellement sans son consentement, de s’approprier ses biens, de l’humilier, de lui infliger des souffrances, de le martyriser et de le tuer »[3].
Il faut souligner l’agressivité naturelle des êtres vivants empruntée au principe darwinien de la lutte pour la survie, qui a souvent servi de référence pour justifier le comportement agressif de tout être humain et surtout des acteurs politiques dans les relations de pouvoir. Selon Konrad Lorenz[4], l’irrationalité situationnelle fait le point commun entre l’animal et l’homme.
Freud renchérit et affirme que dans certaines circonstances, l’agressivité se manifeste de façon spontanée et « démasque sous l’homme la bête sauvage qui perd alors tout égard pour sa propre espèce. Quiconque évoquera dans sa mémoire les horreurs des grandes migrations des peuples, ou de l’invasion des Huns; celles commises par les fameux Mongols de Gengis Khan ou de Tamerlan, ou celles que déclencha la prise de Jérusalem par les pieux croisés, sans oublier enfin celles de la dernière guerre mondiale, devra s’incliner devant notre conception et en reconnaître le bien-fondé »[5].
La religion, dans ce domaine, est la force morale qui essaie d’inhiber l’instinct qui pousse l’homme à agresser son prochain. C’est ainsi qu’elle pose, qu’elle édicte un interdit absolu: « Tu ne tueras point ! ». C’est ainsi qu’elle commande: « Tu aimeras ton prochain comme toi-même ! ». Elle veut moraliser les rapports entre les êtres humains, elle est un facteur et un vecteur relativement efficaces de civilisation. Elle décide de ce qui est licite et illicite, du bien et du mal, du juste et de l’injuste, elle codifie les relations humaines dans les sociétés organisées. Elle est même l’inspiration de tout fonctionnement judiciaire dans une communauté.
La politique procède-t-elle en ce sens autrement que la religion ? Les Etats et même les sociétés laïques contemporaines sont immergés dans un ensemble de valeurs d’origine religieuse. La croyance religieuse est l’un des moyens utilisés pour pacifier la vie sociale, propice donc pour une gestion sereine de la respublica. La religion est inspiratrice de l’Etat de droit.
I. 3. Rendre compte du monde et de la réalité sociale
Politique et religion veulent expliquer aux hommes le monde et la réalité dans lesquels ils vivent par des affirmations dont certaines sont le reflet des connaissances de l’époque à laquelle sont apparues les religions. À ce titre, celles-ci offraient et offrent encore une « grille de lecture », d’analyse de l’environnement, de l’histoire, du présent et de l’avenir.
Dans les sociétés dites archaïques ou traditionnelles, au sens étymologique du terme, la religion peut se présenter comme la grille d’analyse dominante et parfois la seule dont disposent ces communautés. La croyance l’emporte sur la rationalité critique. En principe, plus une société se développe, se complique, plus elle dispose d’une pluralité de grilles pour comprendre les réalités et agir sur ces dernières. La démarche par la croyance demeure importante, y compris dans des populations réputées instruites.
Les Américains, aussi puissants et aussi modernes qu’ils soient, gouverneraient-ils leur pays en se passant de la Bible sur laquelle se pose la main de tout président élu lors de son investiture ? Le 11 août 1999, le Conseil de l’éducation du Kansas (Etats-Unis d’Amérique) a même supprimé la théorie de l’évolution (le darwinisme) du programme de sciences de tout l’État, suppression votée par des responsables politiques[6]. Le clivage entre « créationnistes » et « évolutionnistes » a des conséquences politiques au point que les candidats à la future élection présidentielle font preuve de la plus grande prudence lorsqu’ils sont interrogés sur ce sujet par les journalistes. Même Donald Trump n’a pas pu échapper à l’importance que revêt le christianisme sur le territoire dont il est garant de la sécurité, car son antagonisme pour les « dangereux » ressortissants du monde musulman semble s’étaler au grand jour.
Le fameux discours politique sur l’état de la nation, prononcé chaque année par tel ou tel Chef d’Etat, est une compilation d’explications sur la réalité (ou la pseudo-réalité) du vécu d’une collectivité, à laquelle les auditeurs sont priés d’exprimer leur adhésion, leur foi (croyance). Certains des propos de l’orateur en cette circonstance sont par ailleurs accompagnés de salves d’applaudissements très nourries.
En somme, les trois finalités essentielles que nous avons relevées ci-dessus nous indiquent que les systèmes de croyance que l’on appelle religions ne sont pas affaire strictement individuelle. Les religions ont une portée plus vaste, collective, communautaire, sociale. Or, dès que l’on touche au collectif, au social, on est dans la politique, c’est-à-dire dans l’eudaimonia, la recherche du bonheur de tous.
S’agissant de la dimension collective, sociale, du fait religieux, l’historien René Rémond écrit: « Le fait religieux est communautaire autant qu’individuel ». Il est aussi un fait public : « le fait religieux a, bien sûr, une dimension collective et est un fait public »[7]. De même, lorsqu’on assiste à un recul de la spiritualité religieuse, on constate que cela entraîne des conséquences négatives sur le social, donc sur le politique.
Existe-t-il donc une démarcation, un hiatus, une frontière entre religion et politique, si l’on peut ainsi s’interroger ? Il se pourrait, mais dans tous les cas, les limites n’en sont pas clairement tracées sinon d’un point de vue doctrinal et des définitions somme toute très peu explicatives de la réalité ou de la pratique, contrairement à ce que prétendent certains intégristes de la laïcité. Celle-ci est le produit de l’histoire de certaines sociétés occidentales. Elle est l’expression d’un nouveau rapport de forces, de la modernité, un moyen de transcender les clivages religieux au profit d’un système d’appartenance plus vaste.
Religion et politique entretiennent depuis toujours des relations complexes, ambiguës. L’histoire nous le démontre, le présent nous le confirme. L’évolution des sociétés, la modernité, nécessitent néanmoins un réaménagement des rapports entre deux pouvoirs qui, tantôt se confondent, tantôt sont complémentaires et, parfois, sont rivaux, mais jamais indifférents l’un de l’autre, jamais s’exerçant l’un sans l’autre.
II. AMBIGUÏTE DU POLITIQUE ET DU RELIGIEUX
On ne le soulignera jamais assez et l’intitulé de cette réflexion en dit long : il y a eu, durant des millénaires, une imbrication des deux domaines qui, le plus souvent, n’en ont formé qu’un seul. Dans l’Égypte ancienne, le pharaon est considéré comme un dieu vivant. À sa mort, il doit se justifier devant le tribunal d’Osiris afin d’être perpétué pour l’éternité dans sa divinité.Dans les anciens royaumes orientaux, de l’époque sumérienne à la néo-babylonienne, le roi est l’élu du dieu national. Si la fonction royale revendique une finalité purement humaine, il n’en demeure pas moins que celle-ci est voulue par les dieux[8].
La religion, dans la Grèce antique, exerce une forte emprise sur la vie publique: l’impiété y est considérée comme le plus grave des crimes. L’âme païenne est envahie par le sentiment du sacré. La religion grecque impose le respect des règles et des institutions de l’État. Le crime d’impiété est un crime contre l’Etat. Socrate, parce qu’il a critiqué les lois de la cité et raillé l’exercice de la souveraineté populaire, est accusé d’impiété. Dans les cités grecques, la religion sacralise tous les moments de la vie publique avec laquelle elle se confond.
Sous le régime de la république oligarchique à Rome, la religion y joue un rôle important. A titre d’exemple, les pontifes qui remplissent une fonction essentielle, parlent au nom des dieux. Ce sont eux qui disent les fas (ce que les dieux autorisent aux hommes), fixent les jours fériés, ceux auxquels on peut agir en justice. A ce propos, J.C. Genin écrit : « Les prêtres romains sont des magistrats dotés de pouvoirs considérables de régulation de la vie sociale. Sous leur gestion, le droit romain est entièrement dépendant de la religion jusque vers la fin de la république et commence seulement alors de devenir une science propre (la jurisprudence) ».[9]
Dans les royaumes juifs, où l’on trouve la forme la plus achevée de la théocratie, le règne de Dieu s’accomplit sur la Terre. La Loi donnée à Moïse tient lieu de loi civile, de loi pénale, etc. La loi divine s’occupe de l’individu, le prend en charge, l’encadre, le contrôle de sa conception jusqu’à sa mort et même après celle-ci… Il en est de même en islam. La religion des juifs comme celle des musulmans ignorent la notion de laïcité qui est relativement récente dans l’Occident moderne.
Le pouvoir des rabbins en Israël est considérable et les intégristes juifs sont présents dans tout gouvernement, qu’il soit de gauche ou de droite. Les acteurs de la politique d’expansion territoriale que pratique l’État d’Israël depuis sa création (1948) expliquent, justifient en grande partie leurs actions par la religion et, accessoirement, par des motifs de « sécurité »…
Dans l’Afrique noire traditionnelle, le peuple vénère le souverain comme grand prêtre du culte des ancêtres. Ces derniers sont propriétaires de la terre sur laquelle règne le chef et ses sujets qui n’en ont que l’usufruit. La vie communautaire est ici une communication permanente entre le monde et l’au-delà d’où émanent tous les principes et toutes les règles qui régissent la société.
En plein monde occidental même, peut-on relever à nouveau, la laïcité est un principe et un mode d’organisation relativement récents. En effet, contrairement à ce qui est souvent affirmé, elle est aussi étrangère à la religion chrétienne qu’elle l’est aux autres religions.D’après Benchenane, d’aucuns soutiennent que la phrase prononcée par Jésus: « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu » signifie que Jésus a établi une séparation définitive entre les domaines temporel et spirituel. Cette appréciation revient à faire ce que les historiens appellent un « anachronisme », qui signifie appliquer une « grille de lecture » actuelle, utiliser des concepts modernes, pour analyser une situation ancienne, sans tenir compte du milieu et des réalités de l’époque étudiée.
On peut tenter de resituer les faits dans leur époque : le message de Jésus dérange, car il est subversif pour l’ordre établi. Il est révolutionnaire. Son interpellation a une portée destructrice des privilèges auxquels sont cramponnés les puissants du moment. Parce qu’ils ont pris conscience de la nature de son message, de son dessein, les pharisiens lui tendent un piège. Ils se livrent à une provocation. En utilisant la ruse, ils essayent de lui arracher des mots d’ordre compromettants, pour, ensuite, faire abattre sur lui et les siens la répression afin de les éliminer.
Clairement consciencieux des rapports de forces et se sachant en état de faiblesse, il leur fait une réponse de politique et ajoute même plus loin – autre habileté politique – « Mon royaume n’est pas de ce monde ». Pourtant, c’est bien sur Terre que, par induction, il édifie un ordre nouveau, meilleur, irréductiblement antagonique de celui qui existe.
En effet, quand il prêche que la loi est abolie dans une société où la religion est omniprésente et omnipotente, quand il dénonce l’oppression des pharisiens, quand l’on se rend compte que sa révolution théologique implique une révolution sociale, il s’occupe de l’homme en tant que tout, de la société, c’est-à-dire des importances spirituelle et matérielle de l’existence, de l’organisation sociale, donc du politique. Jésus est politique, même s’il n’a pas fait de « politique positive » comme on parlerait de « droit positif », même s’il est en ce sens différent de Mahomet, chef politique, militaire et religieux, fondateur d’Etat arabo-musulman.
La déclaration de Saint Paul selon laquelle « toute autorité vient de Dieu » demeure l’un des fondements de la « politique chrétienne ». Nullapotestasnisi a Deo. Autrement dit : tout pouvoir constitué vient de Dieu. Pour saint Augustin, « tout pouvoir vient de Dieu », c’est de Dieu que vient le principe de tout pouvoir, car par droit de nature l’homme n’a pas d’autorité sur l’homme. L’autorité des chefs n’est fondée que sur une délégation de la puissance divine; mais soucieux de ne pas compromettre Dieu, saint Augustin, parfaitement au courant des réalités sociales, fait preuve de subtilité en disant que Dieu légitime le pouvoir lui-même sans cautionner l’exercice concret de ce pouvoir[10].
On trouve, en islam, à partir du XIe siècle, une démarche qui n’est pas très éloignée de celle de saint Paul, notamment avec le califats des Abassydes et, plus tard, avec l’exercice du pouvoir dans le plus grand « Etat musulman » de l’histoire, l’empire Ottoman.
Napoléon a éprouvé le besoin de se faire sacrer empereur par le pape. La reconquista (reconquête) dans l’Espagne musulmane s’est faite au nom de la chrétienté. Les conquistadors se sont fait accompagner par des prêtres dans leurs entreprises dévastatrices en Afrique et en Amérique latine. Dans le monde musulman, l’islam a également légitimé certains pouvoirs. Le roi du Maroc puise largement dans l’imaginaire musulman pour asseoir son pouvoir. Ne se proclame-t-il pas Commandeur des croyants ?
L’ambiguïté
du politique et du religieux n’est donc pas de l’histoire antique ou médiévale
avec les relations entre les princes de l’Eglises et les monarques européens,
mais un vécu des plus probants dans la puissante Russie « orthodoxe »
et aux Etats-Unis d’Amérique, terre conquise des protestants, pour ne s’en
référer qu’à ces grands modèles politiques ayant dominé le XXe siècle et
continuant à se rivaliser froidement au XXIe.
III. PLACE DE LA RELIGION DANS LE FONCTIONNEMENT INTERNE DES ETATS
De nos jours, le constat de la fusion entre religion et politique apparaît on ne peut plus réelle. On le voit à l’occasion de conflits dans le monde, qu’il s’agisse de l’Afrique, de l’Asie, de l’Europe ou des Amériques. Il est question de ce que l’on qualifie de conflits « ethnico-religieux », ou simplement « religieux ». Cela apparaît également dans les cas où la religion est l’un des vecteurs du projet national.[11]
Si des communautés évangéliques pullulent des Etats-Unis d’Amérique aux confins des Philippines, c’est aussi avec le soutien des politiques et/ou des hauts fonctionnaires de l’Etat, bien que responsables religieux et gestionnaires politiques se refusent parfois à révéler l’imbrication quasi-naturelle des deux fonctions. Dans un pays commel’Irlande, depuis des décennies, antagonismes religieux, contradictions sociales et nationalismes ont été intimement mêlés. Aujourd’hui, beaucoup de pays musulmans vivent une tragédie parce que l’échec de la stratégie de développement et le désespoir qu’elle a entraîné dans certains de ces Etats ont permis à des apprentis sorciers « islamistes » de mobiliser à leur profit certains jeunes qui n’entrevoyaient aucun avenir pour eux-mêmes dans le système en place.
Voilant leur désespoir et leur nihilisme dans un discours religieux, des jeunes musulmans sacrifient leur vie, en référence au Coran, au bénéfice – du moins croient-ils – de la société ou de la nation : des martyrs, pas seulement au sens religieux du terme. L’islam perverti en « islamisme » leur permet de légitimer à leurs yeux ce qui ne peut être ni légitimé, ni justifié. D’autres, se présentant comme « islamistes modérés », essaient de prendre le pouvoir par des voies légales, ce qui ne les empêche pas de promettre un ordre totalitaire, toujours au nom de l’islam, s’ils parviennent à leur but.
Une autre illustration est celle des conflits qui ont éclaté dans l’ex-Yougoslavie : ils ont indéniablement une origine religieuse. Contrairement à ce qui est affirmé, plusieurs analystes avancent qu’il ne s’agit pas de conflits ethniques car les Serbes, les Croates et les Bosniaques sont Slaves. En revanche, ils se distinguent les uns par rapport aux autres d’après leur appartenance religieuse. Les Serbes sont chrétiens orthodoxes, les Croates sont catholiques romains et de nombreux Bosniaques sont musulmans. Ces derniers se sont convertis à l’islam à l’époque de l’empire Ottoman, ce que ni les Serbes ni les Croates ne leur pardonnent.
Dans cette partie d’Europe orientale, nationalisme serbe et haine de l’islam et des musulmans se sont conjugués et ont conduit la Serbie et les Serbes de Bosnie à mener une politique d’épuration dite ethnique. Le résultat de cette politique a été l’extermination de milliers de musulmans, le viol de plusieurs milliers de femmes et le déplacement forcé de plusieurs centaines de milliers de musulmans. Tout cela s’est passé après la chute du mur de Berlin (1989) et la dislocation de l’Union soviétique (1991). L’Europe et les États-Unis d’Amérique ont attendu que les Serbes réalisent la plupart de leurs objectifs pour intervenir.
Les « islamistes » de l’ensemble du monde musulman ne manquent pas de souligner la passivité occidentale dès lors que les victimes sont musulmanes. L’affaire du Kosovo, minuscule territoire majoritairement musulman et finalement érigé en micro-Etat, a été une manière pour les nations occidentales « chrétiennes » de se racheter. Quant aux Russes, ils ont toujours soutenu les Serbes en premier lieu parce qu’ils sont, comme eux, chrétiens orthodoxes. Au-delà, toutes les coalitions du monde occidentales ont la culture comme soubassement, c’est-à-dire l’appartenance aux mêmes fondements sociaux se reposant sur le judaïsme et le christianisme.
Il convient de rappeler qu’à l’époque de l’URSS, les Soviétiques avaient profondément compris l’importance de l’influence et du pouvoir religieux sur la société et ont tenté ipsofacto de détruire la religion sur toute l’étendue de leur territoire, sans y être parvenu d’ailleurs. Les chrétiens et les musulmans ont été victimes de cette politique, car les régimes totalitaires croient avoir vocation à tout contrôler. Ils ne peuvent imaginer l’existence d’autres pouvoirs, de quelque nature que ce soit, que le leur. L’effondrement de l’Union Soviétique (1991) a démontré combien était vaine cette entreprise d’éradication des religions. On constate, depuis cette date, leur retour en force et leur volonté de jouer un rôle politique, tant en Russie même que, par exemple, en Tchétchénie ou au Daghestan.
Ainsi donc, dans les régimes totalitaires et dictatoriaux combattant les religions, non seulement celles-ci n’ont jamais pu être détruites, mais elles ont souvent servi de refuge à l’identité et de moyen de résistance. L’exemple le plus frappant sur cette question est celui de la Pologne, où la foi catholique était particulièrement répandue et vivace. Elle était et reste une composante essentielle de l’âme et de la personnalité polonaise. Le pape Jean-Paul II, d’origine polonaise, a joué un rôle décisif dans l’émancipation définitif de son pays et dans l’émiettement de l’empire communiste. Le combat du pape et de l’Église, c’est-à-dire aussi de l’Etat du Vatican, était de nature politique. Cela démontre bien que la religion ne s’occupe pas exclusivement l’organisation cultuelle et liturgique ou encore de la simple charité et de la solidarité entre fidèles.
Comme on peut s’en convaincre, c’est aussi au nom de la religion que le mouvement sioniste a créé un État juif en Palestine[12]. C’est en effet en ayant recours aux thèmes de Dieu, du «peuple élu », de la « Terre promise», que les juifs engagés dans le sionisme entendaient légitimer la création et l’ existence de l’État d’Israël qui est en réalité et fondamentalement un fait de puissance, une création de la force. L’histoire de l’humanité nous apprend que tout fait de puissance a besoin d’être légitimé, soit par le droit, soit par l’idéologie, soit par la religion.
Dans le cas d’Israël, les trois moyens sont utilisés. Le passage en force du la Knesset (parlement israélien) pour proclamer le pays « Etat-nation juif » en août 2018, décrié de par le monde entier, est révélateur des trois outils. C’est toujours au nom de la religion que les extrémistes religieux continuent à coloniser des terres arabes. C’est encore en son nom que ces mêmes extrémistes ont assassiné, en 1995, le Premier ministre Itshak Rabin qui avait négocié avec Yasser Arafat… C’est sur base d’argument religieux que des fondamentalistes juifs, on peut dire hébreux, s’irritent à l’idée de l’érection de Palestine en Etat souverain sur la « Terre promise »… aux Israélites.
De leur côté, des Palestiniens, de plus en plus nombreux, rejoignent les mouvements islamistes (Hamas, Hezbollah et Djihad islamique) depuis que le processus d’Oslo et d’autres tentatives de négociation ont montré leurs limites. Dans ce cas, religion, politique, nationalisme, sont inséparables. Des extrémistes prétendent détenir la vérité religieuse et captent à leur profit les frustrations et le désespoir d’une partie du peuple palestinien. La cause palestinienne est évoquer dans plusieurs de revendications terroristes islamistes.
Au Zaïre de Mobutu, le kimbanguisme était une véritable roue de secours lorsque le torchon venait à brûler entre les prélats catholiques et le régime dictatorial farouchement contesté. La religion kimbanguiste ne représentait pas seulement une alternative à la puissance du catholicisme dans ce pays, mais une référence de poids à la politique « mobutiste » du recours à l’authenticité, d’autant que le prophète Simon Kimbangu est en même temps le défenseur des valeurs traditionnelles et ancestrales de l’Afrique noire et que sa lutte est orientée vers la dénonciation de la « civilisation » occidentale imposée dans la gestion politique des sociétés et/ou des Etats africains.
Néanmoins, il se trouve qu’à cette période, le soutien de l’Eglise catholique est indéniablement garanti par l’Occident, par Rome : un pouvoir puissant et incontournable s’avérant paradoxalement de grand secours pour le chef de l’Etat zaïrois qui, par deux fois, s’impliquera totalement dans le succès des séjours du Pontife romain sur son territoire, jusqu’à lui demander la bénédiction de son remariage, se déclarant « catholique convaincu ».
Plusieurs manifestations sociales et politiques en République Démocratiques du Congo et en Afrique ont en ouverture une série de prières prononcées par des représentants religieux qui se trouvent être en général citoyens du pays dont ils implorent la grâce divine en faveur des gouvernants et des gouvernés. La participation des Présidents américains à des cultes religieux dans leur pays est souvent non seulement médiatisée mais surtout relayée par les médias du monde entier.
IV. UTILISATION DE LA RELIGION SUR LA SCENE INTERNATIONALE
Bien avant l’arrivée des talibans (tâlebân) au pouvoir à Kaboul en Afghanistan vers la fin du siècle dernier, ce pays était occupé par le pouvoir soviétique au crépuscule de la guerre froide. La puissance « matérialiste athée » avait envahi une partie du Dar al-Islam. Le sentiment national afghan avait été exacerbé par cette agression, et c’est l’islam qui a servi à unifier les tribus qui avaient le même ennemi: l’occupant étranger. Le commandant Massoud, si populaire en Occident parce qu’il a fait la guerre aux Soviétiques, ne fut pas autre chose qu’un chef de guerre « islamiste »[13].
Les autres chefs de guerre lui ressemblaient : ce ne furent ni des républicains, ni des démocrates. L’arrivée des talibans au pouvoir, extrémistes des extrémistes, a été soutenue par les Etats-Unis d’Amérique pour des motifs à la fois géopolitiques et géostratégiques, en concurrence directe avec le vieil adversaire soviétique dont l’effondrement n’a pas été aussi complet que certains pourraient tenter à le faire croire.
Ainsi donc la superpuissance mondiale qui passe pour être un modèle de démocratie dans le monde, dans l’esprit de la « Destinée Manifeste », a apporté une aide substantielle aux combattants afghans « intégristes ». On a pointé du doigt la CIA, en effet, pour avoir joué un rôle important par l’aide dont elle a fait profiter la « légion islamique », composée d’Afghans, mais aussi de volontaires venus de l’ensemble de la zone arabo-musulmane. Il s’agit là de l’utilisation, par les Américains, de l’islam et de la solidarité qui lie les membres de la Umma (communauté des musulmans) dans la lutte que Washington menait depuis 1947 contre Moscou.
La religion musulmane a donc été utilisée pour contrecarrer l’expansionnisme soviétique dans le cadre de la politique américaine du containment (endiguement). C’est à cette fin que les Etats-Unis d’Amérique ont apporté leur soutien à l’Arabie Saoudite, pourtant gouvernée par un régime « intégriste ». Riyad, dans le même temps, a dépensé des centaines de millions de dollars pour répandre partout dans le monde musulman l’islamisme. Le silence américain en dit long sur la guerre dévastatrice au Yémen dont au premier rang de belligérants se trouve l’armée saoudienne.
Un autre exemple d’interférence entre religion et politique internationale se rapporte à la guerre Irak – Iran. Les « islamistes », avec, à leur tête, l’imam Khomeiny, avaient pris le pouvoir en renversant le Chah à Téhéran. La guerre entre l’Iran et l’Irak a éclaté à cause d’un vieux contentieux territorial et d’une rivalité de puissance. Elle opposait un régime intégriste à un régime dictatorial et, au-delà de toute considération conjoncturelle, il s’agissait de l’irréductible rivalité arabo-perse.
L’Occident choisit de soutenir Bagdad, car il lui apparaissait que le régime de Khomeiny, ouvertement antioccidental, était dangereux. Il risquait de répandre son idéologie et son influence dans toute la région du Golfe, riche en pétrole. De son côté, l’Iran désignait l’Amérique comme le « grand Satan » et se déclarait anti-israélien, même si les Etats-Unis d’Amérique et Israël, par l’opération Irangate (affaire Iran-Contrat)[14], ont paradoxalement fourni des armes aux Iraniens, pourtant ennemis déclarés.
Un cas en plus où la religion a joué un rôle important dans un conflit est celui de la guerre civile libanaise. Le « pays du cèdre » a été érigé, par la France, sur une base confessionnelle, Paris ayant fait le nécessaire pour que l’essentiel du pouvoir soit entre les mains des chrétiens maronites, qui passaient pour constituer la moitié de la population. Les données démographiques ayant évolué au profit des musulmans, ces derniers réclamèrent un partage du pouvoir conforme aux réalités nouvelles.
Le refus des chrétiens, l’arrivée des Palestiniens chassés de Jordanie par le roi Hussein après le « septembre noir » (1970)[15], l’impatience de certaines formations politiques (communistes, nassériens, baassistes, progressistes, etc.) ont conduit le Liban à la guerre civile. C’est ainsi que l’on a vu les maronites se battre « au nom de la croix », mais, en réalité, pour conserver leurs privilèges. On a aussi assisté à la création et au développement de la composante chiite en tant que force politico-militaire. Dans ce climat de guerre civile, les chrétiens ont reçu l’aide du Vatican, de la France, d’Israël. Là encore, le facteur religieux et la politique internationale se sont trouvés fortement imbriqués.
Somme toute, aucune puissance mondiale ne peut se prévaloir, dans sa politique extérieure orientée vers le Moyen-Orient, pour ne s’en référer qu’à cette région du monde, sans considérer l’influence sociopolitique et idéologique de l’islam et de l’islamisme. Chassez le naturel, il revient au galop, tentez de supprimer la religion et vous en créerez plusieurs autres. Tous les problèmes du monde ont une dimension politique, mais avec comme arrière fond des valeurs se cachant dans la culture et dans la tradition, mais en réalité il s’agit toujours déjà du fait religieux (croyance, foi, vision du monde) qui, parfois sans qu’on s’en rende compte, reste présent dans le quotidien des peuples de la planète.
V. ISLAMISME ET TERRORISME INTERNATIONAL AU SEIN DES ETATS
V. 1. Redoutables mouvements islamistes
Il suffit de faire un petit tour du monde de l’islamisme pour constater que le radicalisme religieux musulman s’articule autour des mouvements appartenant à un vaste courant, parfois indescriptible ou simplement complexe, s’étendant sur tout le Moyen-Orient et jusqu’en Indonésie et aux Philippines, en passant par le Maghreb et certains autres pays d’Afrique. Mais le courant ultra-radical de l’islamisme a comme nom la salayifa et son commanditaire est l’Arabie Saoudite, acteur déterminant de la géopolitique internationale[16].
Dans notre société dite « de l’information » (de nouvelles technologies de l’information et de la communication), des phénomènes d’une importance majeure peuvent parfois passer totalement inaperçus. C’est le cas de la fameuse salafiya, vaste courant islamiste transnational, ultra-radical, souvent violent et parfois terroriste, qui traverse un grand nombre de pays musulmans de l’Algérie à l’Afghanistan, et dont la prédication trouve des échos en Grande-Bretagne, aux Pays-Bas, mais aussi aux États-Unis et en Australie. Les puissances mondiales se consacrent à la lutte contre le terrorisme d’Etat iranien ou syrien, contre le Hamas palestinien et surtout contre Al-Qaïda, mais semblent ignorer la force de la salayifa dont les activités terroristes sont aussi appréhendées comme missionnaires ou charitables.
Mal connu de l’opinion mondiale, même éclairée, le courant religieux qu’est la salafiya doit d’abord être défini. De dimension internationale, il n’a rien à voir avec une organisation structurée: c’est plutôt un ensemble flou qui relie à travers pays et continents des réseaux et groupes de toute nature, violents ou non, partageant une même foi et voulant restaurer l’islam « chimiquement » pur des origines (sala signifie en arabe ancêtre ou prédécesseur).
Sur le plan doctrinal, la salafiya trouve son origine au XIXe siècle dans une tentative de rénover la religion musulmane par le retour à l’islam du Prophète et de ses successeurs immédiats. Mais, aujourd’hui, la salafiya la plus militante se confond avec la wahhabial, la doctrine wahhabite ultra-fondamentaliste, puritaine et fanatique, que prônent depuis le XVIIIe siècle les tribus guerrières du centre de la péninsule arabe et qui est depuis 1926 islam d’État du royaume d’Arabie Saoudite. Pour ses fidèles, la prédication salafiste (salafidawa) ou wahhabite est la voie islamique pure et parfaite, seule respectueuse du Coran et de la sunna (la tradition).
Activiste, puritaine et réactionnaire, la salafiya est populaire dans un grand nombre de pays musulmans, du sous-prolétariat jusqu’à la bourgeoisie commerçante. Défendant un islam sans altération ni innovation, elle exècre le nationalisme, le socialisme et la démocratie. Pour les salafistes, le cadre de vie idéal est la Umma (la communauté des croyants) guidée par un calife, dans une société adhérant au modèle indépassable qu’offrent Médine et La Mecque du temps du Prophète. La plupart des mouvements islamistes et terroristes s’inspirent, on peut bien s’en convaincre, de la salafiya.
Quoi qu’il en soit, la lutte internationale contre le terrorisme vise plutôt des mouvements déclarés, opérant au moyen de réseaux nationaux et transnationaux, dont les adeptes inconditionnels ressembleraient à des fantômes ou n’existeraient réellement que lors de la commission d’actes terroristes spectaculaires.
On peut considérer de prime abord les frères musulmans (Ikhwan al-Muslimun en arabe), un mouvement politico-religieux islamiste fondé en mars 1927 en Égypte par Hassan ibn Ahmad al-Banna. Rayonnant à partir de leur foyer historique, l’Égypte, les Frères musulmans ont pesé d’un poids incontestable dans tous les pays du Proche-Orient et au Maghreb, sur les orientations politiques sans jamais parvenir au pouvoir, hormis au Soudan. Conçu comme une idéologie et comme une religion, l’idéal des Frères musulmans est un modèle sociopolitique offert en alternative au modèle idéologique occidental. En ce sens, la tentative d’al-Banna d’un retour à l’islam en tant que modèle d’organisation sociale a posé les jalons de la contestation actuelle des États arabes par les nouveaux mouvements islamistes, que ce soit au Maghreb ou au Proche-Orient.
Le Hezbollah (« Parti d’Allah ») opère sur le même registre. Il est un parti politique libanais et groupe de résistance prônant l’établissement d’une république islamique au Liban. L’objectif du parti est donc de promouvoir la religion islamique et combattre l’influence occidentale au Liban. Les principes politiques et théologiques de ses militants s’inspirent de la révolution islamique iranienne qu’ils espèrent voir triompher au Liban. Le Hezbollah est le farouche ennemi de l’Etat d’Israël qui combat les militants du parti de manière à éviter l’islamisation du Liban, une mutation potentiellement fatale aux Israéliens.
Le Hamas (Harakat al-mugawama al-islamiya en arabe ou Mouvement de Résistance Islamique), soutien du Hezbollah et d’autres mouvements islamiques, est un groupe islamique palestinien insurrectionnel voulant chasser Israël de Palestine au moyen de la lutte armée. Le mouvement grandit avec l’élan révolutionnaire créé par l’Intifada (soulèvement) palestinienne, qui débuta fin 1987, et devint l’un des éléments les plus extrêmes de la révolte. En 2006, le Hamas a recueilli la majorité des suffrages exprimés aux élections législatives en Palestine. Il s’est imposé comme seule autorité dans la bande de Gaza (en état de blocus), incitant à des actions terroristes contre Israël qui, à son tour, répond par un contre-terrorisme, faisant subir aux Palestiniens de Gaza à plusieurs reprises une guerre asymétrique dont les conséquences sont horriblement désastreuses, indescriptibles et fatales à l’avenir de la Bande.
D’autres mouvements ont opéré ou opèrent au sein des Etats dans une démarche islamiste et terroriste. C’est le cas du FIS (Front Islamique du Salut), formation politique algérienne, interdite depuis 1992, qui entendait militer pour la création d’un État islamique fondé sur le Coran et la Sunna. Dans tous les cas, les actions de ces mouvements, y compris ceux qui ne sont pas évoqués dans la présente réflexion, visent la gestion des sociétés auxquelles ils appartiennent sur le modèle, croient-ils, imposé par le Prophète Mahomet, un modèle devant s’étendre au-delà des frontières arabo-musulmanes, tout comme la « Destinée Manifeste » tente d’imposer le modèle américain au reste du monde.
V. 2. Chasse aux Etats producteurs de terrorisme islamiste
Dans les dernières décennies du siècle passé, tout un Etat s’est engagé à semer la terreur dans le monde, défendant des objectifs idéologico-politiques sur base d’inspiration religieuse. En effet, l’affrontement entre la Libye et l’occident, les Etats-Unis en premier, a été parfois direct. Des détournements d’avions par des pirates libyens aux raids américains sur Tripoli, l’opposition a été farouche entre les deux protagonistes, avant que le nouveau contexte international ne vienne replacer le colonel Kadhafi et son pays au centre de certains projets des plus importants à la faveur de l’Occident et/ou du Moyen-Orient. Mais le tout aboutira à l’éviction, puis à la mort du guide libyen créant le démembrement du pays des plus résistants d’Afrique face à l’impérialisme des puissances mondiales.
Au-delà de la Libye, le Soudan et la Somalie sont dans le collimateur des mêmes puissances, même si, pour des intérêts particuliers et face aux enjeux considérés, les déclarations officielles ne reflètent pas toujours les intentions de fond. En tout cas, des représentants des deux Etats sont fréquemment accusés de soutenir, d’alimenter et même de produire des terroristes. La Somalie est le vivier des plus redoutés en dépit des dernières élections qui semblent redonner de l’espoir aux populations locales et à la communauté internationale.
Mais à ce sujet des questions de fond peuvent se poser : pourquoi la Somalie, devenue un no man’s land, semble-t-elle indéfiniment narguer les grands de ce monde pourtant si organisés et hyper équipés contre toute forme de menace à la sécurité générale ? Y a-t-il quelque bénéficie à laisser s’engloutir, dans un contexte actuellement globalisant, un pays dont la faillite est on ne peut plus déclarée ?
Pourtant, la même communauté internationale a dû se résoudre à démanteler de manière incontestablement musclée la redoutable force des talibans (même si elle n’y est pas parvenue du tout), mouvement islamique fondamentaliste d’Afghanistan, contrôlant la majorité du pays à la fin du XXe siècle, sous la houlette de son fondateur le mollah Mohammed Omar.
Le mouvement des talibans est issu du chaos et des incertitudes de la guerre soviéto-afghane (1979-1988), il faut ici le rappeler, ainsi que des conflits internes qui l’ont suivie. La longue guerre qui a opposé l’Afghanistan à l’URSS a essentiellement été menée par les factions moudjahidines avec l’assistance militaire des États-Unis, le Pakistan fournissant également un soutien sous diverses formes, lieux de refuge et entraînement militaire notamment.
Enhardis par leur victoire sur Kaboul dans la dernière décennie du XXe siècle, les talibans créent un service gouvernemental qu’ils nomment «Ministère pour la prescription de ce qui est bien et l’interdiction de ce qui est mal», afin de faire respecter les règles de conduite «vertueuses»[17]. L’ordre moral imposé par les talibans repose à la fois sur le code tribal pashtoun, le pashtounwalli, et sur la charia, les règles édictées par ces deux instances pouvant être contradictoires sur certains points.
Dès lors, l’Afghanistan, à l’instar du Soudan, de la Somalie et même de l’Arabie Saoudite deviendra un repère de terroristes dont la figure de proue sera le milliardaire saoudien Ousama Ben Laden… Il a fallu attendre les attentats du 11 septembre 2001 (effondrement du World Trade Center à New York) pour assister, en représailles, à la déchéance du régime taliban et plus tard l’invasion de l’Irak, lui aussi accusé de produire le terrorisme international, du fait qu’il aurait abrité d’innombrables établissements de fabrication d’armes de destruction massive (jamais prouvé). La suite des événements va opposer un démenti cinglant à une telle déclaration et la guerre américaine menée contre ce pays se révélera un échec cuisant.
V. 3. Ascension mondiale, irrésistible et politique d’Al-Qaïda
Al-Qaïda (qui signifie la Base) est une première dans l’histoire du terrorisme, comme l’est aussi Daesh (Etat Islamique) sur lequel nous reviendrons ci-dessous. Son fonctionnement, son organisation, ses cibles, ses objectifs…, rien ne correspond au modèle existant. Un vrai casse-tête pour les spécialistes de la sécurité, bousculés dans leurs petites habitudes par cette menace insaisissable. Au crépuscule du XXe siècle et à l’aube du XXIe, Al-Qaïda va fédérer les frustrations et indiquer le chemin du réveil aux nations musulmanes. Elle opte pour une solution radicale d’affrontement avec la superpuissance américaine, responsable à ses yeux des maux qui frappent la communauté islamique: occupation de la Palestine et des lieux saints d’Arabie Saoudite, conflits en Bosnie, en Tchétchénie…, mais aussi dégénérescence des mœurs, grandeur perdue de la civilisation musulmane. Quelle limite entre le politique et le religieux ?
Grosso modo, l’ascension d’Al-Qaïda[18] remplace la dialectique capitalisme/communisme par l’opposition impérialisme capitaliste/jihad. Ainsi, le terrain d’action de Ben Laden et ses partenaires (membres d’Al-Qaïda) est le monde, sinon la planète tout entière. Les hommes d’Al-Qaïda se recrutent en Afrique, en Asie, en Orient, mais vivent sur les cinq continents. Leur point commun, c’est l’islam. Un islam rigoriste qui se réfère directement à la vie du Prophète et à ses premiers successeurs, les salais (anciens). La structure du groupe est donc fédérative et sa dimension internationale. Indépendante financièrement et opérationnellement, Al-Qaïda est bien, avant l’arrivée de Daesh, la seule organisation transfrontalière et globale capable d’agir partout dans le monde, la première organisation terroriste non gouvernementale (OTNG).
Ses atouts, elle les doit à la richesse de son fondateur saoudien, ainsi qu’à sa capacité d’agréger à sa cause et à ses luttes les plus radicaux des groupes islamistes: Jihad islamique et Jama’aIslamiya égyptiens; GIA et GSPC algériens; Mouvement islamique d’Ouzbékistan; Armée islamique d’Aden… Confédération de groupes terroristes, Al-Qaïda ne fonctionne donc pas comme une organisation pyramidale et figée. Oussama Ben Laden fait office d’émir général. Il est nommé par le Majlis Shura, sorte de conseil consultatif regroupant l’ensemble des chefs de groupes terroristes.
Al-Qaïda s’impose au monde de manière redoutable, irrésistible et plus que remarquable avec l’attentat phénoménal du 11 septembre 2001. Jamais dans l’histoire humaine, un attentat n’a eu autant d’impact émotionnel. Les attaques du 11 septembre 2001 sur New York et Washington ont indéniablement marqué la conscience des hommes au prix fort: plus de 3 300 morts et des centaines de blessés, victimes d’une agression commise à l’aide d’avions de ligne kamikazes. Du jamais vu !
Avant le 11 septembre, l’Amérique dominait la planète et elle n’a pas cessé de le faire depuis. Cependant, cette date allait devenir une date marquante dans les relations internationales. La fin de la guerre froide avait privé le monde d’un ennemi, le 11 septembre lui en a offert un autre: le terrorisme islamiste. Mais il s’agit d’un ennemi quasiment impossible à identifier, une hydre à plusieurs têtes.
Al-Qaïda a atteint un tel niveau de maturité et de sophistication que sa survie est affranchie de la disparition ou du décès d’un de ses membres, aussi éminent soit-il. La guerre dévastatrice en Irak et la puissance de feu de l’OTAN en Afghanistan n’y ont pas changé grand-chose, en dépit d’abondantes troupes qui y ont été déployées et de la technologie la plus sophistiquée au plan militaire. Une dernière préoccupation s’impose donc : le terrorisme international dont Al-Qaïda est le symbole ne serait-il pas une heureuse production en faveur de la politique hégémoniste et expansionniste d’une certaine Amérique ? L’Etat Islamique va plus loin que Al-Qaïda, il veut purement et simplement le retour au califat, la re-création d’un Etat réellement islamique dont l’autorité suprême serait un calife.
V. 4. Etat islamique et instauration du califat
L’Etat islamique (EI), en arabe ad-dawla al-islamiyya, est une organisation armée terroriste islamiste, d’idéologie salafiste djihadiste, qui a proclamé le 29 juin 2014 l’instauration d’un califat sur les territoires irakien et syrien qu’elle a pu contrôler pendant environ trois ans. Son essor est notamment lié aux déstabilisations géopolitiques dues aux guerres irakienne d’abord et syrienne.[19]
Les répercussions de la crise libyenne se sont répandues au-delà de ses frontières en affectant les pays voisins, notamment le Niger, le Mali et le Nigeria. Des combattants armés rejoignaient le sud de la Libye et un trafic d’armes s’est organisé dans le sud du pays. C’est au nord du Nigeria, au Mali et au Niger que se sont déversés ces éléments qui ont nourri la violence et l’extrémisme. La crise libyenne a également ravivé une rébellion dormante, celle des Touaregs.
Par conséquent, des mouvements extrémistes commencent à proliférer dans la région sahélienne. Des factions s’organisent entre le Maghreb et le Sahel et prêtent allégeance à l’Etat Islamique. Ainsi, ces groupes extrémistes mènent leurs activités au-delà des frontières étatiques traditionnelles. A ce stade, il serait judicieux de se demander si les conditions de prolifération de l’Etat Islamique au Moyen-Orient sont présentes en Afrique et si elles constituent un terrain de prolifération favorable pour l’organisation Etat islamique ?
En répandant son action en Libye, l’organisation Etat Islamique profite du chaos et s’enracine petit à petit en Afrique. Cette propagation sur un continent longtemps fragilisé lui permet de séduire d’autres groupes extrémistes en Algérie, en Libye, en Egypte et au Nigéria. Dans le Sahel, Boko Haram, un groupe extrémiste armé basé au Nigéria lui prête allégeance pour s’affirmer comme groupe ayant les mêmes objectifs et les mêmes ennemis que l’organisation Etat Islamique. Boko Haram est devenu Etat Islamique en Afrique de l’Ouest. Ce système d’alliance assoit l’expansion de l’organisation Etat Islamique en Afrique et démontre que sa sphère d’action s’étend au-delà du Moyen Orient où elle a commencé depuis plus d’une année à perdre du terrain, avec notamment la reprise de plusieurs villes et contrées irakiennes déjà pacifiées, mais surtout la vaste offensive lancée par le gouvernement syrien et ses alliés, principalement la Russie et l’Iran, aussi bien contre la rébellion encerclée dans certaines zones de combat que les djihadistes de Daesh qui ont fini par se désorganiser complètement.
Que reste-t-il à prouver de l’alliance – on aurait dit naturelle – entre religion et politique, entre animal politique et être religieux, d’autant que la laïcité au sens strict du terme a manifesté ses limites et même révélé son absurdité ? Le politique communiste qui, en son temps, a clamé haut et fort : « je suis athée, Dieu merci ! » s’est laissé rattraper par sa propre déclaration et par l’histoire, considérant que son régime n’a pu avoir gain de cause sur les religions qu’il prétendait détruire.
En pays symbole du capitalisme, les Etats-Unis d’Amérique, avec l’étroitesse des relations religion-politique, l’affaire politico-sexuelle dite « affaire Clinton-Lewinsky » a permis d’observer que le puritanisme américain fondé sur des croyances religieuses produisait des conséquences importantes en politique. Il existe dans ce pays un lobby puissant qui porte le nom de « coalition chrétienne » qui a mobilisé toutes ses forces pour aider le procureur dit « indépendant », mais néanmoins républicain, Keneth Starr, à essayer d’obtenir la destitution du président Clinton. La « droite religieuse » et la « droite politique » se confondent pour constituer la droite républicaine. Les accusations portées contre Donald Trump pour l’achat du silence des femmes dont il connait l’intimité tiennent à la morale chrétienne encore bien observée dans la société américaine.
Dans plusieurs pays du monde chrétien, les Églises et ceux qui s’identifient à ce qu’elles représentent, tentent de faire entendre leur voix chaque fois qu’un problème de société se pose: contraception, avortement, sida, homosexualité, pacs, génétique, immigrés, libéralisme, pauvreté, réfugiés, environnement, répression de manifestions, révision constitutionnelle, etc. Tous ces problèmes ont une dimension politique.
Souvent, derrière le paravent des valeurs les plus nobles se cachent des luttes pour le pouvoir, tant il est vrai que derrière les religions il y a des hommes. Dans plusieurs pays de l’Afrique noire, des évêques catholiques ont été désignés et/ou élus pour présider des conférences nationales en vue de la démocratisation des régimes et des sociétés concernées. Nulle part donc la question des rapports entre religion et politique n’est définitivement réglée.
La raison en est simple : religion et politique sont confondues, complémentaires ou rivales, mais jamais dans l’indifférence l’une par rapport à l’autre parce qu’elles ont pour objet et pour finalité l’homme, le contrôle social. L’homme étant un tout, Il restera toujours difficile d’établir des frontières étanches entre le matériel et le subjectif. Lorsque l’on veut supprimer une religion, on se trouve contraint d’en créer une autre.
En pays d’islam, comme une bonne partie de l’analyse l’a démontré, il ne faut pas espérer légitimer un combat en faveur de la laïcité par une interprétation du Coran et de la sunna. Pour autant, les peuples musulmans ne sont pas voués à la théocratie. L’accès à la modernité politique, sociale et culturelle devra être réalisé par une manœuvre de contournement de la religion: elle consistera à élever le niveau de vision des choses de ces peuples en les faisant accéder à la rationalité critique.
La modernité, qui suppose la reconnaissance des droits de l’individu, des droits de l’homme, de la liberté de conscience et d’expression, mène à la laïcité, à une laïcité bien comprise, vigilante et tolérante. Celle-ci est le pacte nécessaire à la paix sociale, politique, culturelle. Mais on est loin du compte lorsqu’on se rend à l’évidence : la religion peut se présenter comme le tremplin de la terreur politique, allusion particulière faite aux activités des inconditionnels islamistes. Pour ces derniers, la séparation entre la Umma et l’organisation politique de l’Etat est simplement inimaginable sinon incompréhensible et inadmissible.
Aujourd’hui, même si les secrets d’Al-Qaïda n’ont jamais été totalement percés, si les tentacules de Daesh continuent dompter de nombreux fanatiques, la diffusion et l’atomisation des cellules « actives » ou « dormantes » sont telles que le degré de dangerosité est toujours élevé, et la politique internationale doit continuer sa lutte, jusqu’à infiltrer, pense-t-on, et parce qu’il le faut, des écoles coraniques.
A juste titre, ce que les islamistes et leurs Etats redoutent le plus de nos jours, c’est de voir Satan (l’Occident) imposer l’installation de son empire (son pouvoir) sur la terre des « croyants », celle que Dieu a légué à Mahomet et toute sa descendance (biologique et spirituelle). Les Etats occidentaux n’éprouvent-ils pas la même phobie, l’islamophobie n’est pas une absurdité, face aux adeptes des « versets sataniques », présents dans leurs sociétés ou agissant à distance ?
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[1] Nous nous inspirons dans ces pages, bien particulièrement pour les trois premiers points, d’un article remarquable écrit par BENCHENANE, M., « Religion et politique », in Défense nationale, s.l. s.d., p.35. Répercuter un tel thème revêt une importance capitale d’autant que toute la politique internationale se trouve à ce jour ébranlée par la montée en puissance des organisations terroristes « mondialisés »
[2]Ibidem, p.37.
[3] FREUD. S., Malaise dans la civilisation, PUF, Paris 1992, p.64. Réflexion répercutée par BENCHENANE, M., art. cit., p. 37.
[4] Cette pensée de LORENZ K. est approfondie dans KABWITA, K.I., Polémologie et poudrières internationales : engrainages des conflits armés, inédit, p.29.
[5] BENCHENANE, M., Art.cit., p.37.
[6] Révélations fournies par un éditorial de The Washington Post, in Courrier International, n°462, 15 septembre 1999.
[7]RAYMOND, R., cité par GLUCKMAKER B., Les possédés de la religion, Staufferbach, Bern, 2009, p. 63. Dans l’entendement du fidèle ordinaire, le lien entre la politique et le religieux s’avère quasiment interdit. Pourtant, la foi en une vie meilleure est à la fois terrestre (gestion de la cité pour bonheur collectif : but ultime de la politique) et céleste (apothéose après la mort de tout le bien-être espéré face à la souffrance de la vie d’ici-bas).
[8] BENCHENANE, M., art. cit., pp 39 – 40. L’auteur décrit par la suite toute l’imbrication évolutive du religieux et du politique et nous lui emboitons le pas.
[9]Ibidem, p. 40.
[10]Lecture recoupé des épitres de Saint Paul et des Confessions de Saint Augustin.
[11] A dire vrai, bien des Etats fonctionnent sur base de toutes formes de croyances, qu’on s’articule autour des religions monothéistes du proche et moyen orient ou autour des visions du monde africaines considérées par certains comme étant animistes ou encore de philosophies développées en Asie donnant lieu à un attachement spirituel…
[12] Israël comme « Etat-nation juif » est désormais constitutionnel et la polémique a été mondiale lors de cette proclamation par le Premier Ministre Benyamin Netanyahou. La controverse est relaté par plusieurs document de presse dont Libération du 5 août 2018.
[13] BENCHENANE, M., art. cit., pp. 50-53, déroule un long argument que nous reprenons ici à notre compte.
[14] L’affaire Iran-Contra ou Irangate est un scandale politico-militaire survenu aux États-Unis dans les années 1980. Plusieurs hauts responsables du gouvernement fédéral américain ont soutenu un trafic d’armes vers l’Iran, autorisant le transfert, partiel ou total, des sommes reçues aux Contras, malgré l’interdiction explicite du Congrès des États-Unis de financer ce groupe armé en lutte contre le pouvoir nicaraguayen. L’affaire est, depuis, voilée de secrets.
[15] En septembre 1970, les violents affrontements entre la résistance palestinienne et l’armée jordanienne décident le roi de Jordanie Hussein ibn-Talal] (1935-1999) à mettre fin à la présence de fedayins sur son territoire. Cet événement sanglant, resté gravé dans les mémoires sous l’expression de Septembre noir, constitue un tournant dans l’histoire de l’Organisation de Libération Palestinienne (OLP). Lire ROMEO, L., « Septembre noir », in Les clés du Moyen Orient du 19.12.2011
[16] BEDOUELLE G., Regard de face : l’islamisme à nos portes, Eyrolles, Paris, 2007, p. 31.
[17] Lire « Afghanistan 2018 : Le chaos et les Talibans », in The Conversation du 13 février 2018.
[18] Plusieurs analyses relatent la puissance d’Al-Qaïda et nous reprenons en page bibliographiques quelques ouvrages y relatif dont nous ne proposons ici qu’un modeste résumé.
[19] BANNIER Ph., L’Etat islamique et le bouleversement de l’ordre régional, Editions du Cygne, Paris, 2015, p. 213.