E. Flory KABONGO KAPENDA
Professeur à la Faculté des Sciences Économiques et de Gestion à l’UPN/Kinshasa-RDC
Cette réflexion étale les nouvelles perspectives sur la sécurité sociale en République Démocratique du Congo, à travers des mesures publiques visant la prise en charge des populations sur les questions sanitaires notamment la maladie, la maternité, les accidents du travail et les maladies professionnelles, mais aussi autres problèmes sociaux à savoir : le chômage, l’invalidité, la vieillesse et le décès, l’octroi de prestations aux familles avec enfants.
Mots-clés : couverture sanitaire, protection sociale, RDC
SUMMARY
This reflection spreads the new perspectives on social security in the Democratic Republic of Congo, through public measures aimed at taking care of the population on health issues including illness, maternity, accidents at work and occupational diseases, but also other social problems, namely: unemployment, disability, old age and death, the granting of benefits to families with children.
Keywords : health coverage, social protection, DRC.
INTRODUCTION
La santé est un droit fondamental de la personne. Chaque Etat doit veiller à ce que tous ses citoyens puissent atteindre le meilleur état de santé possible. Emboîtant le pas à la fois à la Constitution et à l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), le nouveau chef de l’Etat congolais, fraîchement élu en décembre 2018, Monsieur Félix A. Tshisekedi T., a défini les quatre axes prioritaires et stratégiques de sa vision de développement à savoir : l’homme, la croissance économique, la bonne gouvernance et la société solidaire.
Ces quatre axes ont été présentés comme « le socle » sur lequel il va asseoir ses priorités. De ses axes stratégiques, le nouveau président tire une série de priorités. Nous constatons que la sécurité est noté comme la première priorité tandis que l’éducation est reléguée à la huitième position et la mise en place de la couverture santé universelle se situe à la neuvième position.
Néanmoins l’éducation est signalée comme étant la clé du changement et le principal ascenseur social (cf. Priorité n° 8), la santé et la sécurité. On s’en doute, ce programme suppose une croissance économique. Depuis lors, des partenaires extérieurs se bousculent à la cité de l’OUA où le nouveau président a élu domicile pour se positionner en ordre utile dans le nouvel espace géopolitique qui se dessine.
La France a ainsi emboîté le pas à la Belgique et aux Etats-Unis. Quant à la France, elle a indiqué les trois piliers de sa coopération, à savoir l’éducation, la santé et la sécurité. Si l’effondrement de l’éducation est l’effondrement de la nation, a contrario, le redressement de l’éducation est le premier de la construction d’un Etat. Cependant cet objectif ne peut être détaché de deux autres, la santé et la sécurité car les trois constituent la matrice de la protection sociale, fondement du pacte étatique.[1]
Le concept de la protection sociale qui a fait fortune en Occident dans le contexte de l’après-guerre et du mode de gestion social et économique fordiste a montré ses limites depuis les années 1975-1980. La crise économique, la montée du chômage de masse, le vieillissement de la population, etc., ont eu raison des trente glorieuses. Un nouveau paradigme dit « Etat social actif » a pris le relais de celui de l’ « Etat providence ou Etat social » dont les principes directeurs sont la productivité, la privatisation, l’individualisme, la flexibilité et l’employabilité, la responsabilisation et l’activation des individus.
Ces concepts constituent le credo de la Banque mondiale, de l’OCDE et du FMI.[2] Ce nouveau paradigme ne résout ni les questions des inégalités galopantes entre les riches et les pauvres ni le problème du chômage de masse. Dans le contexte des pays en voie de développement, nul n’ignore les ravages des politiques structurelles imposées par les institutions du Brentwood aux pays du sud.
Au moment où la RDC s’apprête à lancer la reconstruction de son modèle social, il sied de réfléchir sur le socle de protection sociale capable de générer des conditions de vivre ensemble durable. Telle est l’objet de cet article. Il s’agit de penser un modèle de société à partir des concepts de vulnérabilité en mettant en œuvre des principes d’égalité, de liberté, de différence ou de discrimination positive, ou encore de « capabilité ».[3]
Ce cadre conceptuel a le mérite de privilégier l’accès aux services essentiels et transferts sociaux pour les plus pauvres et les plus vulnérables, lesquels, au demeurant, constituent la quasi-totalité la population congolaise. Le fil conducteur de notre réflexion est que le nouveau pouvoir doit, s’il veut reconstruire l’Etat, penser un socle de protection sociale qui prenne en considération non seulement chaque personne mais aussi des interactions entre personnes qui font émerger des capacités collectives, et en particulier des capacités relationnelles collectives », « médiatisées par des institutions politiques qui leur permettent de se développer » et aussi définir des seuils en deçà desquels s’ils ne sont pas remplis une vie décente et la cohésion sociale sont rendues impossibles.
I. LA PROTECTION SOCIALE TRADITIONNELLE
L’expression « sécurité sociale » a été pour la première fois utilisée officiellement en 1935, dans le titre d’une loi des Etats–Unis. Elle a par la suite été largement employée dans les diverses Conventions et Recommandations adoptées par l’Organisation Internationale du Travail « O.I.T. » à partir de 1952.
La sécurité sociale est la protection que la société accorde à ses membres, grâce à une série de mesures publiques, contre le dénuement économique et le social où pourraient les plonger, en raison de la disparition ou la réduction sensible de leur gain, la maladie, la maternité, les accidents du travail et les maladies professionnelles, le chômage, l’invalidité, la vieillesse et le décès ; à cela s’ajoutent la fourniture de soins médicaux et l’octroi de prestations aux familles avec enfants.
Toutefois, la sécurité sociale n’est pas l’unique méthode de protection que la communauté assure à ses membres. Poursuivant le même objectif, cette protection se répartit en trois catégories essentielles, à savoir : les régimes d’assurances ; les régimes de prestation on contributive (assistance sociale) ainsi que les fonds de prévoyance.
Le système de la protection sociale en RDC est un héritage de la colonisation. Il date des années 1961 et a été, à de nombreuses reprises, révisé. La dernière révision remonte en 2016.
L’inspiration de base, ses principes et son organisation sont copiées sur le modèle corporatiste belge. Sa mise en œuvre est aujourd’hui un échec. Les raisons de cet échec sont nombreuses. Nous pensons qu’il est important de bien cerner le concept de « protection sociale » tel qu’il s’est formé et développé dans les pays développés. Il s’agit principalement des trois modèles : britannique, allemand et français. Le modèle belge étant hybride.
En Occident, le système de protection sociale est la quintessence de l’Etat social ou providence. Protéger les individus contre les risques sociaux est son objectif principal. La première période de gouvernement de la Sécurité sociale (1945-1967), celle des “pionniers”, est caractérisée par une double ambition d’une part, construire un système couvrant les principaux risques sociaux (maladie, vieillesse et famille), à un moment où le pays sort exsangue de la guerre et d’autre part, parachever le système démocratique en y intégrant une classe ouvrière en pleine expansion, mais jusque-là considérée avec suspicion.
Cette entrée dans la communauté nationale se fera par une délégation de gestion de la Sécurité sociale de l’État aux “intéressés eux-mêmes” (à savoir les salariés). On emploiera, pour qualifier ce système et son gouvernement, l’expression de “démocratie sociale”.
En effet, c’est à la fin du 19e siècle que l’Etat commence à garantir des assurances sociales et va obliger alors les employeurs et les salariés à financer une caisse de retraite. Cependant c’est véritablement au cours du 20e siècle que va naître un système de protection sociale basé sur la solidarité nationale. Il s’agit d’un système de solidarité collective visant à protéger les individus contre d’éventuels risques sociaux (chômage, maladie, vieillesse, etc.).
Trois modèles de protection sociale, ayant chacun sa particularité, voient ainsi le jour.
Historiquement, le premier modèle est d’inspiration bismarckienne, basée sur les cotisations salariales et patronales directement mobilisables, un système d’assurance obligatoire. Dans son fonctionnement moderne, les salariés cotisent afin de se prémunir contre les risques sociaux (ne pas confondre cotisations sociales et impôts). Chaque salarié cotise en fonction de sa corporation, c’est pourquoi ce modèle est appelé corporatiste. Le financement du système est donc assuré par le versement de cotisations sociales qui proviennent des salariés et des employeurs. En contrepartie, cela ouvre un certain nombre de droits sociaux conditionnés par le versement de cotisations sociales. La logique d’assurance prévaut dans ce système. Notons que le système de protection sociale français est plutôt dans l’héritage de ce mode de fonctionnement (Europe continentale).
Le modèle universaliste est, quant à lui, dans la droite ligne de la logique de Beveridge. Ainsi, dans ce système, le financement est assuré par prélèvement d’impôts et les prestations sociales sont versées en fonction des besoins. Dans ce système de protection universaliste, la protection sociale concerne l’ensemble de la population et est basée sur la citoyenneté. La logique d’assistance prévaut dans ce système dans la mesure où les prestations sociales sont versées selon les besoins et non en fonction de cotisations sociales préalables (pays scandinaves).
Enfin, le dernier modèle est appelé résiduel dans la mesure où les protections collectives ne subsistent que pour une petite partie de la population afin d’éviter qu’elle sombre dans l’extrême pauvreté. Il s’agit d’un filet de sécurité sociale minimale qui s’adresse uniquement aux plus pauvres. Les assurances privées sont largement répandues et chacun cotise pour sa propre protection (Etats-Unis).
Les trois modèles de protection sociale répondent à deux logiques d’assurances et d’assistance auxquelles correspondent deux types de distribution des revenus horizontale et verticale.
Dans un système où la logique d’assurance prévaut, la redistribution des revenus est avant tout horizontale. Autrement dit, elle concerne le transfert de revenus entre salariés actifs qui cotisent et des ayants-droits (inactifs en retraite, chômeurs, etc.) qui sont d’anciens cotisants. Ce transfert est conditionné par le fait d’avoir versé des cotisations sociales.
Dans un système où la logique d’assistance prévaut, la redistribution des revenus est verticale. En effet, elle concerne le transfert de revenus entre des individus qui paient des impôts et ceux qui sont dans le besoin. Ainsi, cette seconde logique peut entraîner une redistribution des revenus conduisant à réduire les inégalités sociales et à favoriser le soutien de la demande effective, tant les ménages modestes ont une propension élevée à consommer (inspiration keynésienne).
Les trois modèles évoqués correspondent à trois régimes politiques : social-démocrate, conservateur, libéral. Le premier c’est le régime libéral (par exemple les États-Unis) où « la priorité est donnée à la répartition économique (ressources liées à l’emploi ; taux d’emploi élevés), tandis que la répartition sociale (transferts sociaux, prestations sociales) est résiduelle : un certain nombre de risques sociaux sont couverts par des assurances privées et l’offre de services sociaux est relativement modeste et les prestations sociales, dans une logique assistancielle, sont pour beaucoup sous conditions de ressources[4] ».
Ensuite, « Le régime social-démocrate (exemples : le Danemark, la Suède) se caractérise aussi par des taux d’emploi élevés (et notamment des femmes, ce qui limite la répartition domestique). Cependant, si la répartition économique est centrale, la répartition sociale (solidarité familiale) y joue un rôle très important. Elle est dominée par les principes à la fois d’universalisme et d’individualisme, les droits sociaux étant considérés comme découlant de la citoyenneté ; on est donc plus proche que dans le régime libéral des principes énoncés par Beveridge. Les prestations sont généreuses – mais un contrôle social fort en est la contrepartie -, et la fourniture de services sociaux est elle aussi importante, notamment dans le domaine de la garde d’enfants et de la prise en charge des personnes âgées ».[5]
Enfin, le régime corporatiste-conservateur (par exemple : l’Allemagne, l’Italie) « se distingue par la relative faiblesse du taux d’emploi, notamment celui des femmes et, depuis les années 1980, des jeunes et des plus âgés, ce qui laisse une place importante à la répartition domestique. La répartition sociale y occupe une place importante, bien que moindre dans les régimes socio-démocrates (notamment quant à l’offre de services sociaux).
Conformément à la logique bismarckienne, elle se caractérise par la centralité du statut professionnel dans l’acquisition des droits sociaux : le système de sécurité sociale est, de façon prépondérante, financé par la cotisation sociale assise sur le salaire, ce qui, bien plus qu’une simple modalité de financement, reflète les principes fondamentaux du système. Outre le statut professionnel, le statut familial est le second pilier de cette forme d’État social : les droits du travailleur sont étendus aux membres de sa famille par la reconnaissance des ayants droit, et nombre de prestations sont familiarisées[6] ».
Du côté allemand, c’est le chancelier Otto Von Bismarck qui est l’instigateur de l’État providence et c’est en Allemagne que se développe le premier système généralisé de protection sociale. Dès la fin du XIXe siècle, ce dernier dote l’Allemagne d’un système moderne de protection sociale (assurance-maladie, lois sur les accidents de travail, système de retraite obligatoire, etc.), un modèle basé sur un système d’assurance obligatoire. Dans son fonctionnement moderne, les salariés cotisent afin de se prémunir contre les risques sociaux (ne pas confondre cotisations sociales et impôts).
Chaque salarié cotise en fonction de sa corporation, c’est pourquoi ce modèle est appelé corporatiste. Le financement du système est donc assuré par le versement de cotisations sociales qui proviennent des salariés et des employeurs. En contrepartie, cela ouvre un certain nombre de droits sociaux conditionnés par le versement de cotisations sociales. La logique d’assurance prévaut dans ce système. Notons que le système de protection sociale français est plutôt dans l’héritage de ce mode de fonctionnement (Europe continentale).[7]
Depuis les années 1970, ce système connaît une triple crise : la première d’entre elles est une crise de financement, dans la mesure où, au vu des évolutions démographiques et de l’emploi, le système connaît une forte augmentation du nombre de retraités et une progression du nombre de chômeurs à indemniser, tandis que le nombre d’actifs occupés a augmenté mais beaucoup plus lentement. Ainsi, se posent les questions du financement rendu difficile pour ces différentes raisons.
La deuxième explication renvoie à une question d’efficacité dans la mesure où malgré la hausse spectaculaire des dépenses, le système ne parvient plus à faire baisser le taux de pauvreté et engendre parfois des effets pervers dus à des prélèvements sociaux excessifs, ou encore à des revenus sociaux trop généreux qui entraîneraient l’assistanat (chômage volontaire, etc.). Ces derniers points sont discutés. Enfin, il rencontre une crise de légitimité car la progression de l’individualisme entraîne une moindre demande de solidarité collective et une remise en cause de ses fondements mêmes.
Du côté anglais, c’est l’économiste William Beveridge qui, face aux effets dévastateurs de la crise économique des années 1930 (chômage et autres) et l’incapacité des politiques libérales à résoudre le problème et les conséquences sociales néfastes, fait des propositions à l’État visant à redéfinir le rôle de l’État d’après-guerre et préconisant la création d’un régime de sécurité sociale visant à libérer l’homme du besoin en garantissant la sécurité du revenu, sans cesse menacée par les aléas de la vie, etc.
Pour ce faire, il propose la mise en place d’un système totalement généralisé, uniforme et centralisé. L’État providence, dans ce cas, est le moyen de protéger la société dans son ensemble contre elle-même. Dans ce système, le financement est assuré par le prélèvement d’impôts et les prestations sociales sont versées en fonction de besoins. Universaliste, la protection sociale concerne l’ensemble de la population et est basée sur la citoyenneté. La logique d’assistance prévaut dans ce système dans la mesure où les prestations sociales sont versées selon les besoins et non en fonction de cotisations sociales préalables (pays scandinaves).[8]
On le voit, deux logiques sont en concurrence dans les deux modèles mis en place en 1945 : une logique d’assurance contre une logique de solidarité. Progressivement, on assiste à une pénétration croissante de la logique d’assistance dans le système de la sécurité sociale. C’est comme cela qu’est née l’une des plus grandes inventions des dernières décennies ou la sécurité sociale. Ainsi les travailleurs ont eu accès à la propriété et le droit de toucher des prestations notamment hors travail. Ils sont désormais protégés contre l’accident, la maladie, le chômage, la vieillesse, etc.
La sécurité sociale signifie donc le droit à la protection sociale et la fin de l’incertitude. Solidarité et assurance vont être les principes structurants de ces dispositifs de sécurité et de protection sociale. Le rôle assigné à la sécurité sociale est double : réduire les inégalités et maintenir la cohésion sociale. Il s’agissait prioritairement de protéger les populations de la maladie, de la vieillesse, etc.., et cela en gardant en mémoire les trois grands principes : Universalité (une aide pour tous), Unité (une administration unique), Uniformité (les prestations seront les même pour tous).
Aujourd’hui, l’ensemble du système est confronté à des enjeux en mutation. Le système est désormais confronté à l’augmentation d’une nouvelle pauvreté, d’une vulnérabilité de masse, qui ne correspond plus aux caractéristiques passées. Le phénomène des travailleurs pauvres a fait son apparition et nécessite la mise en place de nouveaux dispositifs.
Le système de retraite par répartition est lui aussi fragilisé pour des raisons démographiques et donc financières, nécessitant des profondes réformes et, pour certains économistes libéraux, la mise en place d’un système de capitalisation généralisé (mais en temps de crise financière, la solution atteint ses limites). Quel modèle en RDC ?
II. UN NOUVEAU SOCLE DE PROTECTION SOCIALE EN RDC
La RDC doit inventer son modèle dans l’horizon de l’Etat social face à la montée de la vulnérabilité de masse. La mise en perspective historique nous a montré que l’Etat social est la forme que prend le compromis entre la dynamique économique commandée par la recherche du profit et le souci de protection commandé par les exigences de la solidarité. Il s’agit de bien négocier les relations entre le marché (capital) et le travail élaborées dans la matrice de la société industrielle lorsqu’elle était hégémonique. L’histoire sociale occidentale a élaboré depuis le 19e siècle la déconnexion au moins partielle de la sécurité et de la propriété, et le subtil couplage de la sécurité et du travail. La RDC a le défi d’inventer une version de ce montage qui lui soit propre, une invention du social qui est le sacre du citoyen.
L’avènement de la propriété sociale représente un des acquis décisifs de la modernité dont on lui est redevable, et qui reformule en de nouveaux termes le conflit séculaire entre le capital et le travail. L’Etat doit garantir le droit au travail comme droit de vivre et le droit du travail, à partir d’une conception sociologique de la société. L’échange contractuel n’est pas au fondement du lien social mais la solidarité.
La solidarité est le ciment d’une société. Elle se construit et se préserve comme unité dans la différence. Telle doit être l’inspiration des politiques sociales fondées sur la justice sociale comme socle de la cohésion sociale.
La société n’est pas simplement une addition ou un simple regroupement d’individus, sans rapport entre eux, mais elle repose sur l’existence de liens sociaux complexes entre des membres plus ou moins intégrés, grâce aux processus de socialisation primaire et secondaire. L’intégration dans la société comporte des multiples formes. Il y a d’abord ce que l’on appelle la solidarité mécanique qui est la forme typique des communautés traditionnelles de taille réduite, au sein desquelles l’absence de division du travail et l’indifférenciation sociale font que les individus sont interchangeables et rendent leurs croyances identiques.
Ensuite il y a la solidarité organique qui est typique des sociétés modernes, où le lien social est articulé autour de la complémentarité et non pas autour de la similitude entre ses membres. Les protections rapprochées correspondent à la sociabilité primaire ou solidarité mécanique tandis que la solidarité organique inaugure le nouveau régime d’existence qui va prévaloir dans la société industrielle.
Ces bases traditionnelles sont mises à rude épreuve dans la société postindustrielle et davantage dans l’ère numérique où les modes de mobilisation du travail dites logiques de coopération, pour ne s’en tenir qu’à l’organisation du travail par exemple, accordent, selon Reynard, une importance prépondérante au résultat du travail. Or le contexte de la RDC n’est véritablement ni celui de la société industrielle ni celui de la société fordiste ni non plus dans l’ère numérique. Elle est, nous semble-t-il, à l’ère du « mimétisme ». L’histoire de la protection en constitue une illustration conséquente.
II. 1. L’histoire de la protection sociale en RDC
L’histoire de la sécurité sociale en République Démocratique du Congo est marquée par deux périodes : coloniale et postcoloniale.
Durant la période coloniale, il a existé deux régimes de sécurité sociale applicables, l’un aux employés (expatriés Européens et Asiatiques), et l’autre aux travailleurs (autochtones du Congo ou des Colonies voisines).
Au cours de la période postcoloniale, la protection sociale a été organisée pendant longtemps par le Décret–loi du 29 juin 1961 organique de la sécurité sociale. Cet instrument juridique a créé l’Institut National de Sécurité Sociale (INSS) par la fusion de trois caisses, à savoir : la Caisse de Pension des Travailleurs ; la Caisse Centrale de Compensation pour Allocation Familiale et le Fonds des Invalidités des Travailleurs.
L’INSS a eu pour objet l’organisation et la gestion du régime général congolais de sécurité sociale en accord avec la Convention 102 de l’OIT, trois ont été privilégiées : Branches des pensions (Invalidité, retraite et survivant) ; Branches des risques professionnels (accidents de travail et maladies professionnelles) ; Branches des allocations familiales (charges familiales).
Depuis 2016, l’INSS a été remplacé par la Caisse nationale de sécurité sociale (CNSS). Quelques innovations de la nouvelle disposition concernent notamment…
II. 2. L’échec de la mise en œuvre d’une protection sociale en RDC
L’expérience de la RDC de 1960 à 2016 n’a pas été concluante. La loi organique de 1961 avait créé un nouveau (par rapport au régime colonial) régime de sécurité sociale, à partir de la fusion de trois caisses, à savoir : la Caisse de Pension des Travailleurs, la Caisse Centrale de Compensation pour Allocation Familiale et le Fonds des Invalidités des Travailleurs, repose sur une hiérarchie d’organisations locale, régionale et nationale. L’organisation et la gestion avait été confiées à une institution publique dénommée « Institut national de sécurité sociale », en sigle « INSS ». Géré paritairement, il avait été placé sous la tutelle technique et administrative de l’État via le ministère du travail et de la prévoyance sociale ainsi que le ministère des finances et portefeuille.
Le régime général congolais devrait couvrir les salariés du secteur privé et cinq éventualités sur les neuf prévues par la Convention 102 de l’OIT. Il avait été organisé au départ en trois branches : Branches des pensions (Invalidité, retraite et survivant) ; Branches des risques professionnels (accidents de travail et maladies professionnelles) ; Branches des allocations familiales (charges familiales).
Le financement dudit régime général congolais de sécurité sociale devrait reposer essentiellement sur les : cotisations requises pour le financement de différentes branches du régime de sécurité sociale, les majorations encourues pour cause de retard dans le paiement des cotisations et les intérêts moratoires, les produits des placements de fonds, les dons et legs et toutes autres ressources attribuées à l’Institut par un texte législatif ou réglementaire.
Sa structure organique devrait comprendre, outre les organes statutaires que sont le Conseil d’Administration, la Direction Générale, le Collège des Commissaires aux Comptes dont les membres devraient être tous nommés par ordonnance présidentielle. L’assujettissement avait été soumis à une double condition : la rémunération et le paiement des cotisations d’une part ; et l’existence d’un contrat de travail via l’existence d’un lien de subordination d’autre part.[9]
Le modèle imaginé par les pionniers de l’indépendance s’inspirait largement des recommandations de la Conférence Interafricaine de la Prévoyance Sociale, en sigle CIPRES. Celle-ci prévoyait, par exemple, que les modes de financement pour la couverture des différents risques soient déterminés en fonction de prestations à payer. Un choix avait été laissé aux pays membres entre le système de la répartition et le système de la capitalisation. Que signifient-ils ?
Généralement appliqué pour le financement des prestations à court terme, le système de la répartition est fondé sur la solidarité entre générations et au sein des générations. Dans ce système, les recettes courantes doivent permettre de couvrir les dépenses courantes majorées des frais de fonctionnement auxquels il faut ajouter un certain montant pour faire face aux aléas conjoncturels.
Ce montant qui correspond aux prestations payées au cours d’une période déterminée (1 à 2 trimestres selon les législations) est appelé « réserves de sécurité ». Par contre, le système de la capitalisation est généralement appliqué pour assurer le financement des prestations à long terme (branche Pension-Vieillesse-Invalidité-Décès ou Retraite ou Assurance Vieillesse notamment).
Contrairement au système de la répartition, la capitalisation est fondée sur une vision individualiste de la protection (chacun pour soi). On distingue d’une part la capitalisation complète, c’est-à-dire le taux de cotisation est déterminé de façon à permettre d’accumuler des fonds pendant une période assez longue pour faire face aux prestations futures. Les produits qui résultent de l’utilisation des fonds jouent un rôle important dans l’équilibre financier de la branche ; d’autre part la capitalisation partielle ou la prime échelonnée qui est un système mixte basé en partie sur la répartition et sur la capitalisation (ni solidarité totale, ni absence totale de solidarité).
Dans ce système, le taux de cotisations est déterminé de manière à ce que les recettes probables de la branche – pendant une période limitée dans le temps appelée période d’équilibre – soient égales aux dépenses probables (prestations et fonctionnement) au cours de la même période ; la période choisie étant suffisamment longue pour garantir une certaine stabilité du taux des cotisations tout en favorisant une accumulation de fonds (appelé réserves techniques).
Les revenus rapportés par les investissements réalisés sur ces réserves devraient contribuer à cette stabilité. Et dès que ceux-ci, plus les recettes courantes, ne couvrent plus les dépenses de même nature, le taux de cotisation est réajusté pour une nouvelle période. En dehors d’un Organisme, le financement de la branche Assurance Vieillesse repose sur le système de la prime échelonnée.
Ces cotisations sont à la charge des travailleurs et des employeurs assujettis ; ces derniers ayant la charge du versement à l’Organisme de Prévoyance Sociale. Selon les législations, elles sont assises sur les traitements et salaires octroyés aux dits travailleurs par les employeurs (à l’exclusion de certains éléments à caractère de remboursement de frais), sans que ceux-ci ne soient inférieurs au Salaire Minimum Interprofessionnel Garanti (SMIG) dans la profession. En outre, les cotisations peuvent être assises, soit sur la totalité du salaire, soit sur une partie des rémunérations perçues appelée plafond. Les taux de cotisations et les plafonds sont généralement déterminés en fonction des risques assurés et des systèmes de financement adoptés.[10]
L’échec de l’expérience congolaise concerne surtout les prestations. Voyons d’abord ce qui concerne les allocations familiales. Celles-ci consistent théoriquement en des prestations financières forfaitaires, en règle générale, indexée sur le SMIG en vigueur (environ 10%) et sont destinées à soulager le travailleur des charges liées à l’entretien et à l’éducation de l’enfant.
Discriminatoire au début, ces allocations ont été, depuis 2016, élargies aux enfants nés hors mariage, adoptifs ou naturels. L’enfant devrait être pris en charge de la conception à la naissance jusqu’à la majorité. D’où des aides financières consenties lors de la naissance d’un enfant afin de permettre aux parents de faire face aux charges (consultations médicales, frais d’accouchement…) et encourager, tant le suivi sanitaire de la femme en état de grossesse que celui du nourrisson.
En outre, les frais médicaux, chirurgicaux, d’hospitalisation et pharmaceutiques, liés à la grossesse et à l’accouchement, devraient être également pris en charge par la branche. Généralement, le travailleur supporte les frais indiqués qui devaient être ensuite remboursés par l’INSS, sur la base des tarifs des hôpitaux publics. C’est dans cet esprit que la législation du travail va jusqu’à accorder à la femme salariée en état de grossesse une période de congé, dite de maternité afin de protéger la santé de la mère et de l’enfant.
Durant cette période d’inactivité, le revenu de la femme salariée en congé de maternité devrait lui être garanti. Ailleurs, la femme salariée en congé de maternité reçoit la moitié du dernier salaire complet perçu avant la date de départ en congé, l’autre moitié étant supportée par l’employeur. En principe, cette indemnité est payée en deux tranches (6 semaines avant et 8 semaines après l’accouchement).[11]
Outre les allocations familiales et les prestations liées à la maternité, il avait été prévu des prestations d’accident de travail et des maladies professionnelles. Celles-ci concourent, soit à garantir un revenu, soit à restaurer l’intégrité physique de la victime ou à lui assurer une nouvelle profession. En ce qui concerne plus spécifiquement les maladies professionnelles, leur prise en charge est généralement faite à partir d’une liste préétablie (tableau des maladies professionnelles). Cette liste devrait être mise à jour périodiquement en fonction de l’évolution de l’environnement de travail et des progrès dans la connaissance médicale.[12]
Les prestations en cette matière comprennent :
- les indemnités journalières d’arrêt de travail (ce sont des prestations en espèces, servies au salarié du fait de l’arrêt de travail résultant de l’accident du travail ou de la maladie professionnelle. L’indemnité journalière est une proportion du revenu journalier du travailleur dont le montant total est fonction de la durée de l’arrêt du travail) ;
- les frais médicaux, pharmaceutiques et d’appareillage (la prise en charge des frais médicaux et pharmaceutiques des victimes devrait être gratuite. En réalité, les frais sont supportés par la victime qui se fait rembourser par la suite ou l’employeur assure la prise en charge totale des frais et se fait rembourser par l’Organisme de Prévoyance Sociale), les rentes d’incapacité permanente ou de décès (dans la mesure où les séquelles de la maladie ou de l’accident réduisent la capacité de travail ou le revenu familial, le travailleur, ou sa famille, devrait percevoir un revenu de remplacement sous forme de rente viagère. Généralement, la rente est déterminée sur la base du salaire moyen des douze derniers mois précédant l’accident ou la constatation de la maladie auquel est appliqué le taux d’incapacité. Celui-ci est préétabli par un barème en fonction du siège des lésions et révisable périodiquement par le médecin conseil de la Caisse), les frais de transport et de séjour : dans le cadre de l’expertise médicale de l’incapacité ou des poses d’appareillages, les victimes qui sont obligées de se déplacer de leur lieu de résidence habituelle vers le centre spécialisé, perçoivent des indemnités en remboursement des frais occasionnés au titre du transport et du séjour. Généralement, ce sont des forfaits qui leur sont accordés ;
- les frais funéraires (lorsque l’accident entraîne le décès immédiat de la victime, les frais de transfert du corps du lieu de décès au lieu d’inhumation devraient être pris en charge) ;
- la réinsertion professionnelle (l’idée qui émerge de l’ensemble des législations est que les victimes devraient être réintégrées dans une activité professionnelle lorsqu’elles ne sont plus en mesure de poursuivre leur activité habituelle. Plusieurs formules existent)[13].
Concernant les prestations de vieillesse, le but est d’assurer un revenu de remplacement aux vieux travailleurs ; ce qui devrait éviter que le départ à la retraite ne soit un cauchemar pour les intéressés. L’âge du départ à la retraite est sujet à débat politique dans tous les pays. Il devrait normalement tenir compte de l’espérance de vie dans chaque pays. Dans la majorité des cas, ces prestations représenteraient une proportion du revenu moyen perçu par le travailleur durant les derniers mois d’activité. Les prestations calculées devraient être bonifiées au-delà de la période d’assurance exigée pour bénéficier d’une pension normale. Dans tous les cas, la pension octroyée ne devrait pas être inférieure à un certain pourcentage du SMIG en vigueur (60%).[14]
Enfin, parlons des prestations d’invalidité. Leur but est de garantir un revenu de remplacement au travailleur victime d’une incapacité pour des raisons non professionnelles lorsque celui-ci ne peut plus gagner correctement sa vie par son activité professionnelle.
Généralement, le travailleur invalide est celui qui est incapable de gagner plus du tiers de la rémunération qu’un travailleur, ayant la même formation, peut se procurer par son travail. Le bénéficiaire doit cependant remplir certaines conditions, notamment l’accomplissement d’une durée minimale d’activité et le respect d’une période « plancher » d’assurance (cotisation effective).
Les ayants droit des pensions ce sont généralement les orphelins et les veuves. Les prestations reversées aux ayants droit représentent généralement une proportion des droits normaux dont bénéficiait ou aurait bénéficié le défunt ; leur cumul ne devant pas dépasser un certain pourcentage du droit de base (80 à 100% selon le pays). On note aussi quelques cas particuliers concernant par exemple la pension de veuf. Cette prestation n’est pas encore instituée dans certains pays.
Ils devraient donc s’inspirer de ce qui existe ailleurs pour combler cette lacune afin d’éviter que le veuf invalide qui vivait effectivement à la charge de sa conjointe défunte ne se retrouve subitement sans aucun revenu d’existence. Tel est le cas aussi des prestations Décès–Survivants. Elles concernent les travailleurs qui décèdent des suites d’une maladie non professionnelle avant même d’atteindre l’âge de départ à la retraite.[15]
La cause principale du projet de la protection sociale en RDC est sans doute l’effondrement du statut salarial comme la source de la propriété sociale, celle qui est acquise à partir du travail et qui se caractérise par deux éléments : l’attachement des protections et des droits sur la condition du travailleur lui-même et la construction d’un nouveau type de propriété dite la propriété sociale.[16] La propriété sociale qui s’acquiert par le travail et qui constitue un droit non aliénable confère donc des droits au travailleur. Travailler et cotiser, c’est s’ouvrir le droit à des prestations sociales futures. La prévoyance est le principe de base.
Le travail devient un pourvoyeur de protection et de sécurité. S’émancipant du rapport marchand, le travail acquiert un statut, il devient un emploi. Le statut de l’emploi inclut des garanties non marchandes comme le droit à un salaire minimum, à la retraite et des protections du droit du travail, des prestations diverses.
Ainsi sont nées, d’une part, la condition salariale, affranchie de la précarité car le travailleur pouvait disposer d’un socle des ressources et de garanties sur lequel il pouvait s’appuyer pour maîtriser le présent et l’avenir ; et d’autre part, la société salariale, c’est-à-dire « une société dans laquelle l’immense majorité de la population accède à la citoyenneté sociale à partir, d’abord, de la consolidation du statut du travail ». Ces bases sont indispensables à tout système de protection sociale.[17]
La protection sociale est un droit constitutionnel en RDC au même titre que le droit au travail. Or la plupart des droits ouverts par le travail ne sont quasiment pas ou plus depuis plusieurs années honorés par l’Etat. L’état salarial est devenu un état vulnérable et invivable. Des années de pensée unique traduit dans l’idéal du parti-Etat ont politisé les syndicats des travailleurs alignés sur des intérêts politiques et cupides. L’absence des collectifs protecteurs a eu pour effet d’accroître l’insécurité sociale.[18]
La crise économique a accéléré et consolidé la crise du salariat. Le chômage de masse et surtout des jeunes, couplé de la mauvaise gestion et d’une gouvernance calamiteuse sont les principales causes de l’échec de la sécurité sociale en RDC. Basé sur les cotisations sociales à partir du travail, la précarité de l’emploi mais aussi la corruption et les détournements ont sonné le glas de la sécurité sociale depuis les années 1974. Le problème est le financement, devenu de plus en plus difficile, sous l’effet conjugué de la hausse des dépenses et du ralentissement des recettes lié au ralentissement de la croissance.
Dans un contexte de marasme économique, l’Etat national-social en RDC est devenu incapable de de garantir un ensemble cohérent de protections et de maintenir l’équilibre social. C’est le comble si on y ajoute l’effondrement des collectifs ou des syndicats. Il est aujourd’hui urgent d’enrichir la notion de droit social, de reformuler la définition du juste et de l’équitable, de réinventer les formes de la solidarité. Il ne suffit pas de changer de nom en passant de la dénomination INSS à CNSS ; mais Il s’agit d’inventer un nouveau paradigme s’appuie sur une pratique plus active de la démocratie et d’une idée renouvelée de la nation.[19]
Certes, il faut augmenter le taux d’activité pour maintenir en équilibre les comptes de la sécurité sociale. La « Grande Transformation » en RDC concerne, non pas la mise en concurrence effrénée et généralisée des individus[20], mais un nouveau compromis qui affirme à la fois l’importance du travail comme principal source des richesses, le rôle primordial des syndicats en tenant compte de l’hétérogénéité croissante des situations et des préférences, la centralité de l’État dans sa double fonction d’institution du social et de régulation de la société, l’articulation des niveaux supranational, national et local. Un nouveau cadre de pensée s’impose donc.
La protection sociale est la condition de possibilité du pacte social et donc de l’État social.[21] Le système social occidental est, malgré les difficultés rencontrées aujourd’hui, un modèle du genre. La réappropriation de ce modèle par les pays en voie de développement implique que ceux-ci s’approprie le cadre de la société salariale sans tomber sous la dictature du marché libéral mais aussi qu’ils s’approprient le concept de l’État fort et non pas despotique, social et non pas « caritatif », stratège et non pas policier.
III. CONDITIONS D’UNE COUVERTURE SANTE UNIVERSELLE
La quasi-totalité de la population congolaise ne bénéficie d’aucune couverture des services de santé essentiels. Vivant dans la pauvreté extrême, avec moins d’un dollar par jour et les dépenses de santé étant entièrement laissées à charge des patients, les Congolais dont le salaire moyen mensuel est en dessous du minimum vital, sont incapables, pour la majorité, de payer les soins de santé éventuels. En plus les hôpitaux sont dans un état piteux souffrant de la carence des matériels et des médicaments tandis que le personnel est mal payé et démotivé.
La RDC, comme tous les Etats Membres des Nations Unies, vient de décider, par la bouche de son président, de faire de la couverture sanitaire universelle un objectif stratégique dans le cadre de son quinquennat. Mais qu’est-ce que une couverture sanitaire universelle ?
Par couverture sanitaire universelle, l’OMS entend « une situation dans laquelle toutes les personnes et toutes les communautés bénéficient des services de santé dont elles ont besoin sans se heurter à des difficultés financières. Elle englobe la gamme complète des services de santé essentiels de qualité, qu’il s’agisse de la promotion de la santé, de la prévention, des traitements, de la réadaptation et des soins palliatifs ». La couverture sanitaire universelle, poursuit l’OMS, « permet à tout un chacun d’avoir accès aux services s’occupant des causes les plus importantes de morbidité et de mortalité et elle garantit que la qualité de ces services soit suffisamment bonne pour améliorer la santé des personnes qui en bénéficient ».
Selon toujours l’OMS, « en protégeant les gens des conséquences financières du paiement des services de santé à leur charge, on réduit le risque qu’ils sombrent dans la pauvreté lorsqu’une maladie soudaine les force à dépenser les économies de toute une vie, à vendre leurs biens ou à emprunter, détruisant ainsi leur avenir et ceux de leurs enfants ». Cependant, précise l’OMS, « la couverture sanitaire universelle ne signifie pas la couverture gratuite pour toutes les interventions possibles », ni « simplement le financement de la santé », elle « englobe tous les éléments du système de santé notamment la gouvernance et la législation ».
Très important à notre avis est l’observation de l’OMS qui stipule qu’avancer pour l’instauration d’une couverture sanitaire universelle implique aussi de prendre des mesures en faveur de l’équité, des priorités de développement, ainsi que de l’inclusion et de la cohésion sociale ».[22]
Si l’approche globale de la santé est le point fort des objectifs de l’OMS, sa vision eurocentrée est son point faible. En effet, l’OMS ne prend suffisamment en compte l’extrême pauvreté des populations des pays subsahariens qui n’ont ni économies ni possibilité d’emprunter à une banque ni avenir, pour ainsi dire.
Au demeurant ce qui retient particulièrement notre attention c’est sa vision politique et éthique. En effet, le grand problème de la RDC réside à ce niveau : absence de gouvernance et de législation (s’il y a une législation, elle n’est pas appliquée), carence d’équité, décohésion sociale. Cela justifie la présente réflexion et postule la nécessité de repenser un nouveau socle pour la couverture sanitaire universelle en la situant dans la grande problématique de protection sociale en RDC qui soit inclusive et la matrice de la cohésion sociale durable. Car la mise en œuvre d’une couverture sanitaire universelle requiert un acte de foi collectif au progrès et passe par la socialisation des risques sociaux et la promotion du social basées sur une législation qui transcende le cadre ethno-tribal et qui brise le cercle vicieux de l’économie marchande. Finalement, réinventer le social et la solidarité est le prélude nécessaire à la mise en œuvre d’une couverture sanitaire universelle. Telle est notre hypothèse.
IV. REINVENTER LE SOCIAL ET LA SOLIDARITE[23]
L’histoire se répète en RDC. Les conditions de travail y sont similaires à celles au début du XIXe siècle en Europe. La classe laborieuse est soumise à des conditions de travail et de vie difficiles et dépourvues de toute protection. On peut effectivement parler de paupérisation de la population laborieuse. L’Etat, presqu’inexistant, est ruiné par la corruption et le népotisme.
La question sociale aujourd’hui en RDC est celle de la vulnérabilité de masse.[24] Et pourtant, dans un régime démocratique, le social est plus que nécessaire.
Le social ne peut être fondé que sur la solidarité en permettant de convertir les exigences et les craintes contradictoires engendrées par la proclamation de la République en une foi au progrès[25]. Situé hors de la logique économique ou du marché, il vise à lutter justement contre les effets néfastes du marché auto-régulé.[26] Il ne peut se passer totalement de l’Etat. Au contraire, l’Etat est le principal instituteur du social, selon l’expression de Jacques Donzelot.[27]
Tout Etat qui se dit moderne doit comporter une composante de la protection sociale. La resocialisation de l’économie constitue un défi majeur de l’Etat aujourd’hui surtout dans le contexte de la RDC. Pour ce, il se doit de réglementer le rapport salarial avec une allocation conséquente des ressources orienté vers l’égalité des chances et la discrimination positive. Ainsi l’Etat sera capable de soustraire les plus vulnérables aux forces du marché en leur proposant des revenus de substitution ou des services gratuits ; et de libérer les populations des formes traditionnelles d’appartenance et de protection.
L’Etat social, continue-t-il, place l’individu comme citoyen au centre de l’action publique. Il fait prévaloir les droits de la communauté, de la solidarité. Il s’agit, selon lui, d’une dynamique sociale globale créant un lien dialectique entre l’émancipation individuelle et la croissance sociale. Grâce au jeu démocratique, conclut Deruelle, l’Etat social institue une « citoyenneté sociale ».
Pendant trente ans, ce modèle a fonctionné et a contribué à réduire les inégalités, à construire des certitudes et à sécuriser l’existence.[28] C’est dans ce cadre que nous pouvons inscrire la priorité du président Tshisekedi en faveur d’une couverture de santé universelle comme socle d’un Etat démocratique fondé sur la double citoyenneté politique et sociale, la seconde étant la condition de possibilité de la première.[29] Les fondements d’une telle couverture sont à situer dans la stabilité du statut de l’emploi et dans le compromis social fondé sur la solidarité et la justice distributive et équitable, avec une option préférentielle pour les plus défavorisés.
En définissant l’homme comme la première priorité de sa mission étatique, le président Tshisekedi devrait aussi veiller à l’assurer et à le protéger grâce à l’inscription dans des collectifs protecteurs et aussi dans une approche par la « vulnérabilité », les « capabilités » et l’ « équité ». Ces trois concepts permettent de conforter notre vision de la protection sociale et en l’occurrence celle d’une couverture sanitaire universelle en RDC, mais plus profondément ils permettent de repenser la pauvreté et les inégalités dans la société congolaise.
Cette approche a été initiée par le prix Nobel Amartya Sen, économiste et philosophe indien, l’un des plus illustres de notre siècle. En le paraphrasant, le projet d’une couverture sanitaire universelle doit prendre en compte, non seulement ce que possèdent l’individu, mais aussi la « capabilité » de chacun, c’est-à-dire la possibilité effective qu’un individu a de choisir diverses combinaisons de mode de fonctionnements ou encore sa capacité, sa liberté à utiliser ses biens propres pour choisir son propre mode de vie. Deux notions structurent, très proches et distinctes à la fois, la théorie de Sen : « capabilité »s ou « libertés substantielles » et « modes de fonctionnement ».
Il y a d’un côté, ce qu’un individu peut réaliser étant donné les biens qu’il possède tel se nourrir, se déplacer bref son état, et de l’autre côté, les différentes combinaisons possibles des premiers. Delà, Sen conclut que la capabilité est « un vecteur de modes de fonctionnement exprimant la liberté, pour un individu, de choisir entre différentes conditions de vie ». La capabilité opère à deux niveaux.
D’abord au niveau descriptif, dans ce contexte la pauvreté est appréhendée comme une privation des capabilités élémentaires et non pas seulement une faiblesse ou un manque de revenus. Ensuite au niveau normatif, la capabilité propose un nouveau fondement pour les principes d’égalité et de justice. En effet, l’égalitarisme de Sen n’est pas seulement égalité des chances ou discrimination positive ou encore égalité des « biens premiers » (cf. John Rawls), ou égalité des « utilités » comme dans l’utilitarisme, mais il pose comme principe l’égalité des capabilités de base.
C’est à l’aune de la notion de capabilité que Sen réinterprète le concept de justice. Sen pense que l’égalité des « biens premiers » ou égalité des moyens (libertés de base ; aspects socioéconomiques ; bases sociales de respect de soi-même), insuffisantes, ne prend pas en compte la capacité qu’a chaque individu de choisir et de profiter de cette dotation en biens premiers. Il faut lui adjoindre l’égalité des possibilités effectives d’accomplir des actes. On le voit, l’approche par la capabilités définit de manière novatrice le bien-être d’un individu.
Dans cette approche, le bien-être est multidimensionnel, de sorte qu’aux côtés des réalisations effectives des individus, on tient aussi compte de leur liberté d’accomplir leur liberté de choix.[30] D’où, pensons-nous, toute politique sociale en RDC devrait viser la justice sociale mais cette dernière doit partir des situations concrètes. Poser la question de la justice et de l’égalité, c’est poser la question de la liberté, de l’accomplissement et de la liberté d’accomplir.
L’égalité des capabilités signifie la liberté d’accomplir ou la capacité de transformer les capabilités et les opportunités en modes de fonctionnement effectifs. La protection sociale doit tenir compte du contexte social et du contexte de chaque individu pour construire des véritables capabilités.
Dans la même ligne, toute politique sociale doit être une politique d’équité et d’égalité concrètes. L’équité repose sur la volonté de comprendre les gens et de leur donner ce dont ils ont besoin pour s’épanouir et vivre des vies saines ; elle repose sur la volonté d’offrir la même chose à tout le monde. Equité et égalité doivent promouvoir la justice. Aussi, pensons-nous, que la couverture sanitaire universelle financée par les fonds publics reposant sur les concepts d’égalité et d’équité doit être conçue de façon que tous les citoyens puissent avoir accès à des professionnels de santé et à des soins, peu importe s’ils ont ou non les capacités de payer pour ces soins.
Cependant la politique sociale de l’accès universel aux soins de santé doit s’assurer que les gens ont ce dont ils ont besoin pour être en bonne santé (logement, transport, etc.), se sentir bien et maintenir cet état. Il faut donc intégrer la couverture sanitaire universelle dans une politique globale de cohésion sociale et d’intégration inclusive. Car la population entière jouissant d’un bon état de santé et d’un bien-être, il est possible alors d’œuvrer à conserver un équilibre juste en assurant à tous les mêmes privilèges.
C’est alors que nous pouvons parler de politique équitable en considérant que l’équité est le moyen tandis que l’égalité est le résultat. Tels sont les linéaments d’un socle de protection sociale revisitée en RDC en vue d’une couverture sanitaire universelle.
La protection sociale est la condition de possibilité d’un Etat social démocratique. Dans le contexte de l’Europe occidentale, on parle aujourd’hui de reconfigurer le modèle de sécurité sociale. En ce qui concerne la RDC, il s’agit de tout inventer, non pas ex nihilo, mais à partir des expériences des autres et des réalités propres à notre société.
En effet, qu’il s’agisse du modèle de Beveridge, financé par l’impôt et fournissant des prestations uniformes et universelles ou du modèle de Bismarck reposant sur le mécanisme des assurances sociales en contrepartie des cotisations, la RDC ne dispose à ce jour d’aucun prérequis en la matière. La collecte de l’impôt est déficitaire. Ni l’impôt des personnes physiques ni celui sur le revenu, ni encore la TVA, rien de tous ces droits et devoirs ne sont honorés de manière efficiente. Les raisons sont multiples mais nous relevons particulièrement la corruption, l’incurie des mandataires, et surtout la pauvreté de masse et le chômage.
Nonobstant ces conditions difficiles, le modèle intermédiaire à la française, nous semble-t-il, constitue un point de départ pour la réflexion sur cette question. Il s’agit de construire un pacte social articulé autour de deux objectifs à savoir : d’abord un objectif de protection sociale via l’assurance contre les aléas de la vie ; ensuite un objectif de justice sociale via la redistribution des richesses. Pour y arriver, les Congolais doivent raviver le sens de la solidarité nationale.
Le concept de cohésion sociale fait référence aux rapports d’interdépendance qui doivent unir tous les membres d’une société. Il exprime la force de la solidarité et l’intensité des liens sociaux dans une société. Pour Emile Durkheim (1858-1917), la cohésion sociale renvoie au bon fonctionnement d’une société où se manifestent la solidarité entre individus et la conscience collective.[31]
Vu sous cet angle, la solidarité favorise l’intégration des individus, leur attachement au groupe et leur participation à la vie sociale. Les membres partagent un même ensemble de valeurs et des règles de vie qui sont acceptées par chacun. Cependant, la cohésion sociale n’exclut pas nécessairement l’existence des conflits sociaux. Le concept de solidarité a le mérite de mettre en lumière le sentiment de responsabilité et de dépendance réciproque au sein d’un groupe de personnes qui sont moralement obligées les unes par rapport aux autres au point que le défaut de solidarité peut compromettre l’avenir du groupe et donc sa cohésion.
Emile Durkheim a montré que la solidarité pouvait prendre des formes différentes : la solidarité mécanique, fondée sur la similarité des individus dans les sociétés traditionnelles à forte conscience collective ; la solidarité organique, liée aux interdépendances dans les sociétés modernes en raison de la division du travail et l’individualisme.[32]
De nombreuses organisations se réclament de cette philosophie politique fondée sur la valeur positive de solidarité : les syndicats, les organisations non gouvernementales, les mutuelles de santé ou d’assurance, les associations, les partis politiques, les institutions publiques. Dans la même ligne, le sociologue français Léon Bourgeois (1851-1925), homme politique, ministre et député radical, lauréat du prix Nobel de la paix en 1920, a introduit le concept de « solidarisme » comme principe moral et social fondé sur la solidarité entre les hommes se rapproche de lu paradigme africain de la solidarité.
Face au libéralisme et à la poussée du socialisme, il pourrait constituer une réponse philosophiquement et socio politiquement fondée. En effet, pense Léon Bourgeois, dans son ouvrage « Solidarité », le solidarisme, basé sur la mutualité considérée comme la règle suprême de la vie commune, a trois ressorts : la responsabilité mutuelle, le lien de fraternité et le devoir d’assistance. Ainsi fondé, il constitue une instance de légitimation de l’État s’il est l’expression de la volonté générale et s’il respecte la liberté individuelle.[33]
Le concept de la solidarité africaine fait référence à la dimension unitaire et spirituelle de la vie. Dans cette ligne, la propriété individuelle ne trouve son sens que dans la propriété communautaire. Il n’y a pas de sens à accumuler en solitaire si cela ne contribue pas à renforcer le lien social. La propriété de la terre, par exemple, n’était pas individualisée mais communautaire.
La sécurité civile et sociale de cette possession communautaire était assurée par une série de pratiques allant jusqu’aux interdits d’ordre magico-religieux. Le mode de régulation économique et social était fondé sur la réciprocité et la redistribution et non pas sur le principe de l’échange sur le marché. Le droit à la réciprocité naissait non pas du contrat mais des liens de parenté, de voisinage, d’affiliation tribale ou quelque autre forme de relation sociale. Les cas de détresse individuelle ou collective était pris en charge par la communauté via le paiement socialement obligatoire de biens matériels, d’objets utilisés comme monnaie ou de main-d’œuvre à une autorité traditionnelle, politique ou religieuses qui va les utiliser notamment pour rendre des services à la collectivité.[34]
Cette évolution urbaine et industrielle de l’Afrique a des analogies intéressantes pour notre analyse. Mais analogie ne signifie pas généalogie. C’est le cas des déséquilibres socioéconomiques et des inadaptations aux grandes concentrations urbaines observés par Georges Ngango. Il note, par exemple : alors qu’en Europe, les villes ont connu et connaissent encore concomitamment un accroissement du volume de l’emploi, les villes africaines ne sont souvent que le résultat d’un simple transfert du sous-emploi de la campagne vers la ville.
Il ajoute que les villes africaines sont le lieu par excellence de la détribalisation des masses c’est-à-dire de lieu où se consomme la rupture entre ces masses et le monde traditionnel. En effet, la vie urbaine brise aussi bien la vie familiale traditionnelle que le système économique et les liens politiques traditionnels. Elle entraîne, en l’occurrence, la désintégration de la famille élargie, devenue impossible dans les nouvelles sociétés urbaines à cause du coût élevé de la vie qu’elle implique et de nombreuses obligations où l’idée généreuse de coopération économique se heurte à l’économie urbaine de compétition. Elle renverse les valeurs qui constituaient la cohésion sociale de la société africaine.
L’accession des pays africains à la souveraineté ou indépendance a contribué à l’intensification du phénomène. Le modèle de la société salariale développé dans les centres urbains va perturber la vie en ville par une profonde instabilité psychologique et sociale ainsi qu’un déséquilibre démographique. En effet, grâce à l’urbanisation, va naître un type de rapports nouveaux, artificiels et individualistes, qui renforce la conscience d’appartenance. Mais l’esprit de solidarité lui-même se trouve entamé par le milieu urbain notamment à cause d’une part du parasitisme qui s’est greffé sur l’éthique de solidarité tribale et clanique, et d’autre part à cause de l’aggravation du chômage urbain consécutif à la dislocation de l’économie traditionnelle.[35]
Outre le phénomène urbain, l’économie mercantile a eu aussi des conséquences plus profondes au niveau des valeurs, des mentalités et des conduites. L’industrialisation va modifier la conception, l’organisation, le rythme du travail traditionnel. Alors que, toujours selon Georges, dans l’économie traditionnelle, l’organisation du travail était fondée sur une éthique communautaire et assurait l’intégration des membres de la société en leur assignant à chacun un rôle dans l’économie, l’industrialisation importée se fonde sur une conception individualiste qui ne permet au travailleur que de remplir une fonction.
Or, analyse Valin, il y a là une différence fondamentale, puisque le « rôle » contrairement à la « fonction » implique une intégration complète des conduites individuelles dans un ensemble de productions collectives harmonisées.[36] Et Georges de poursuivre, l’intégration au collectif suppose la préparation de l’individu à jouer un rôle économique et social, ce qui exige un apprentissage méthodique et complet.
Or, la société industrielle ne propose au travailleur africain qu’une fonction à l’intérieur d’une économie qui, constitutionnellement, favorise l’installation des distances psychologiques entre le travailleur et son activité. D’où des graves problèmes comportementaux dans le chef des travailleurs africains. Les normes économiques modernes subvertissent le système de valeurs et de référence de la société traditionnelle.
Par exemple, le mobile fondamental de l’économie capitaliste de marché est le profit maximum pour l’individu alors que l’économie traditionnelle était une économie de service au profit de la communauté globale. Le travail était dans cette société traditionnelle la valeur économique primordiale alors que dans l’économie capitaliste le capital règne en souverain. En outre, le travail dans une économie de subsistance contraste avec le travail émietté et déprimant des nouvelles méthodes de travail issues du taylorisme.
La société africaine est donc prise entre deux univers hétérogènes et juxtaposés. Cette tension apparaît comme un obstacle sur la route du développement économique, politique, technique et social de l’Afrique. La solution résiderait, vraisemblablement, dans une approche dite de la complexité, c’est-à-dire en s’inspirant des expériences extérieures, notamment l’expérience européenne sur la voie de la modernité technique, juridique et politique, etc., l’Afrique doit faire montre de créativité.
Comme le dit Paul Ricœur : Seule une culture vivante, à la fois fidèle, à ses origines et en état de créativité, sur le plan de l’art, de la littérature, de la philosophie, de la spiritualité, est capable de supporter la rencontre des autres cultures, non seulement de la supporter, mais de donner un sens à cette rencontre. Lorsque la rencontre est une confrontation d’impulsions créatrices, une confrontation d’élans, elle est elle-même créatrice.[37] Tel est le cas de la protection civile et de la protection sociale.
En définitive, dans un pays moderne, c’est l’instance du collectif qui peut sécuriser l’individu. Cependant, il faut reconnaître que les systèmes de protections sont complexes, fragiles et coûteux, et donc pas à la portée des pays pauvres. En plus, ils requièrent des organisations étatiques solides et stables politiquement et administrativement. Mais on ne peut pas se passer de la solidarité comme fondement du système social durable.
Aussi la solidarité organique tel que décrit par Durkheim c’est-à-dire un type de lien social caractérisant la société moderne, fondé sur la différenciation et sur l’interdépendance des individus entre eux que favorise la division du travail, caractéristique de sociétés qui fonctionnent autour d’une force centrifuge : qui éloigne les individus des autres en encourageant les différences, est une référence fondamentale. Mais, de nouveau, cela requiert, comme l’a pressenti Durkheim, un renforcement des institutions publiques et communautaires (école, armée, famille,…), bref un Etat volontariste.
L’idée de la solidarité organique est prodigieuse car elle met en avant l’interdépendance ou de dépendance réciproque. En Afrique, l’homme est conçu comme un microcosme dans un macrocosme, un maillon dans une chaîne, la chaine de vie, une vie qui participe du monde visible et invisible. L’idée de solidarité en Afrique implique celle de partage. Cependant cette idée est défiée par les conditions de la vie moderne concentrée sur l’épanouissement et la réussite individuels.
Au lieu de participation, on parle de compétitivité. La compétition est omniprésente dans les segments de la vie personnelle et communautaire. La compétition s’accompagne de l’accumulation des richesses et de la prolifération des inégalités, de l’injustice sociale et de la pauvreté. La protection se ferait au prorata des richesses accumulées mais la menace et l’insécurité aussi. L’insécurité sociale des uns attise l’insécurité civile des autres. Toutefois les difficultés de la mise en œuvre d’une organisation étatique de la solidarité en RDC ne proviennent pas d’abord des fondements conceptuels de la solidarité. Elles sont liées aux objectifs et aux moyens pour les atteindre.
Ceci étant, l’organisation étatique de la solidarité comporte plusieurs étapes. La première concerne l’assistance sociale. Il appert de ce qui a été dit jusqu’ici que c’est du devoir de l’État de mettre en œuvre une action sociale en forme de filet social en faveur de ses populations en fonction de leur revenu et qui soit financé par la fiscalité sans contribution des bénéficiaires, tel que prévu dans les Conventions internationales (Recommandations de l’OIT, Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de l’ONU).[38]
Comme dans tout système social moderne, la sécurité sociale est dominée par les assurances et protections inconditionnelles rattachées au travail et financées par des cotisations prélevées sur le travail. Le premier chantier de l’organisation étatique de la solidarité devrait concerner l’organisation de la solidarité professionnelle. En cette matière, si l’État fixe le cadre légal, ce sont les partenaires sociaux (travailleurs-employeurs) qui devraient s’occuper de la mise en œuvre. Bien que placé sous tutelle de l’État, le financement serait contributif (cotisations), le régime devrait s’autofinancer tandis que la gestion serait autonome. Enfin, la réapparition des mutuelles en RDC est une alternative utile à la protection sociale et devraient être encouragés par les pouvoirs publics.
Pour conclure cet article, nous pensons que la conjoncture d’incertitude économique, sociale et politique d’aujourd’hui n’invalide pas la question de la sécurité civile et sociale dans notre pays, la RDC. La question des protections demeure d’une brûlante actualité. Pour juguler la remontée de l’insécurité civile et sociale, les deux étant étroitement liées, il faut impérativement créer des emplois, revaloriser le statut professionnel et soutenir l’activité économique.
Pour sécuriser les citoyens, il faut sécuriser l’emploi. Le statut de l’emploi assure le couplage droits-protections (droit du travail et protection sociale), comme le dit Castel. L’effondrement ou l’érosion des situations de travail et des protections attachées au travail expliquent, en partie en RDC, la remontée de l’insécurité sous toutes ses formes. La reconstruction ne se fera pas sur les ruines du passé.
Il faut réinventer un nouveau modèle social autour d’un pacte de sécurité. C’est l’essence, le sens et la quintessence même de l’État, avons-nous relevé. Le rapport à l’emploi est devenu difficile mais le travail demeure le moteur de la croissance et la croissance, le levier des protections. Le destin social, politique et économique de la RDC et de sa population se jouera autour du travail et de la protection sociale. La couverture santé universelle en est une voie obligée. Somme toute, le développement humain intégral doit être au cœur de tout programme de gouvernement qui doit combiner trois « capabilités » considérées comme essentielles, à savoir la santé (évaluée avec l’espérance de vie), l’éducation (taux de scolarisation et d’alphabétisation) et les ressources monétaires (revenu par habitant en parité de pouvoir d’achat).
REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES
AMARTYA S., L’idée de justice, 2009 ; Repenser l’inégalité, 1992 ; RAWLS J., Théorie de la justice, 1971.
BERTIEAUX M.R., Aspects de l’industrialisation en Afrique Centrale, Bruxelles, 1953.
BILLAUDOT B., « Une théorie de l’État social », dans Revue de la régulation, sur www.regulation.revues.org, 02 Janvier 2008.
CASTEL R., Les métamorphoses de la question sociale, 1995 ; Idem, L’insécurité sociale, 2003.
DECOTTIGNIES R., « Requiem pour la famille africaine », dans Annales africaines, Dakar, 1965.
DERUELLE E., « Les défis de l’État social », sur edouard-deruelle.be.
DONZELOT J., L’invention du social. Essai sur le déclin des passions politiques, Fayard, Paris, 1987.
DUBET F., Les places et les chances. Repenser la justice sociale. Seuil, Paris, 2010.
DURKHEIM E., De la division du travail social, 1893.
ESPING A.G., Les Trois Mondes de l’Etat providence. Essai sur le capitalisme contemporain, PUF, Paris, 2007.
EWALD F., L’État providence, Grasset, Paris, 1986.
KABONGO E.F., L’échec du paradigme de l’Etat moderne en RDC. Le pacte social, L’Harmattan, Paris, 2017.
MAGALI J., et VALCKENAERS L., « Contexte sociopolitique de l’État social actif », disponible sur communauté-française.lire-et-ecrire.be, 2013.
NGANGO G., « L’Afrique entre la tradition et la modernité », dans Ethiopiques, Revue socialiste de culture négro-africaine, numéro spécial, 70ème anniversaire du Président L.S. Senghor, novembre 1976, disponible sur ethiopiques.refer.sn.
OMS, « La couverture sanitaire universelle », disponible sur www.who.int, 24 janvier 2019.
POLANYI K., La Grande Transformation, Gallimard, Paris, 1983.
« Prévoyance sociale en Afrique », disponible sur www.lacipres.org.
RAWLS J., La théorie de la justice, s.é., s.l., 1971.
RICŒUR P., Civilisation universelle et cultures nationales, Esprit, Paris, s.d.
ROSANVALLON P., La crise de l’État-providence, Le Seuil, Paris, s.d.
ROSANVALLON P., La nouvelle crise de l’État-providence, Fondation Saint-Simon, 1993.
ROSANVALLON P., La nouvelle question sociale. Repenser l’État-providence.
« Solidarité », sur www.toupie.org.
VALIN J., Problèmes psychologiques de l’assistance technique, PUF, Paris, 1963.
VERHAEGEN P., « L’urbanisation de l’Afrique Noire
(son cadre, ses causes et ses conséquences économiques, sociales et culturelles) »,
Centre de documentation économique et sociale africaine, 1962.www.inss.cd
[1] KABONGO E.F., L’échec du paradigme de l’Etat moderne en RDC. Le pacte social, L’Harmattan, Paris, 2017.
[2] MAGALI J., et VALCKENAERS L., « Contexte sociopolitique de l’État social actif », disponible sur communauté-française.lire-et-ecrire.be, 2013, consulté le 10 juillet 2017.
[3] RAWLS J., La théorie de la justice, s.é., s.l., 1971.
[4] Ibidem, pp. 81-82.
[5] ESPING A.G., Les Trois Mondes de l’Etat providence. Essai sur le capitalisme contemporain, PUF, Paris, 2007.
[6] Ibidem.
[7] Ibidem.
[8] Ibidem.
[9] Disponible sur www.inss.cd, consulté le 7 juillet 2017.
[10] « Financement », disponible sur www.lacipres.org, consulté le 3 mars 2017. Les données datent de 1997.
[11] Ibidem.
[12] Ibidem.
[13] « Financement », disponible sur www.lacipres.org, consulté le 3 mars 2017. Les données datent de 1997.
[14] Ibidem.
[15] Ibidem.
[16] CASTEL R., Les métamorphoses de la question sociale, 1995 ; Idem, L’insécurité sociale, 2003, pp. 30-31.
[17] Ibidem.
[18] KABONGO E.F., Op. cit.
[19] ROSANVALLON P., La crise de l’État-providence, Le Seuil, Paris, s.d. ; Idem, La nouvelle question sociale. Repenser l’État-providence ; Idem, La nouvelle crise de l’État-providence, Fondation Saint-Simon, 1993.
[20] POLANYI K., La Grande Transformation, Gallimard, Paris, 1983 ; EWALD F., L’État providence, Grasset, Paris, 1986 ; ESPING A.G., Op. cit. ; DUBET F., Les places et les chances. Repenser la justice sociale. Seuil, Paris, 2010.
[21] KABONGO E.F., Op. cit.
[22] La Constitution de l’OMS, 1948 ; OMS, « La couverture sanitaire universelle », disponible sur www.who.int, 24 janvier 2019.
[23] KABONGO E.F., Op. cit.
[24] CASTEL R., Op. cit.
[25] DONZELOT J., L’invention du social. Essai sur le déclin des passions politiques, Fayard, Paris, 1987, pp. 198-199.
[26] Ibidem.
[27] Ibidem.
[28] BILLAUDOT B., « Une théorie de l’État social », dans Revue de la régulation, sur www.regulation.revues.org, 02 Janvier 2008, consulté le 09 juillet 2017 ; POLANYI K., Op. cit. ; DERUELLE E., « Les défis de l’État social », sur edouard-deruelle.be, consulté le 9 juillet 2017.
[29] CASTEL R., « La citoyenneté sociale menacée », dans Cités, n° 35, 2008/3, p. 133-141, disponible sur www.cairn.info, consulté le 9 juillet 2017.
[30] AMARTYA S., L’idée de justice, 2009 ; Repenser l’inégalité, 1992 ; RAWLS J., Théorie de la justice, 1971.
[31] DURKHEIM E., De la division du travail social, 1893.
[32] Ibidem.
[33] « Solidarité », sur www.toupie.org, consulté le 3 mars 2017.
[34] NGANGO G., « L’Afrique entre la tradition et la modernité », dans Ethiopiques, Revue socialiste de culture négro-africaine, numéro spécial, 70ème anniversaire du Président L.S. Senghor, novembre 1976, disponible sur ethiopiques.refer.sn, consulté le 09 mars 2017 ; VERHAEGEN P., « L’urbanisation de l’Afrique Noire (son cadre, ses causes et ses conséquences économiques, sociales et culturelles) », Centre de documentation économique et sociale africaine, 1962 ; DECOTTIGNIES R., « Requiem pour la famille africaine », dans Annales africaines, Dakar, 1965, pp. 251-286 ; BERTIEAUX M.R., Aspects de l’industrialisation en Afrique Centrale, Bruxelles, 1953 ; DENIS J., Le phénomène urbain en Afrique Centrale, Bruxelles, 1958.
[35] Ibidem.
[36] VALIN J., Problèmes psychologiques de l’assistance technique, PUF, Paris, 1963.
[37] RICŒUR P., Civilisation universelle et cultures nationales, Esprit, Paris, s.d.
[38] « Prévoyance sociale en Afrique », disponible sur www.lacipres.org, consulté le 03 mars 2017.
- Revue Intelligence Stratégique, n°004, Avril-Juin 2019
- Dépôt légal n° JL 3.01807-57254
- ISBN : 978-99951-953-0-5
- ©Tous droits réservés, IRGES, Kinshasa – Genève, Juillet-Septembre 2019