Emmanuel KABONGO MALU
Directeur politique du Groupe de presse Médias 7, Professeur à l’Université Pédagogique Nationale et Chercheur associé à l’IRGES, Kinshasa-RDC
Cette réflexion étale les ratées liées de la politique publique de la RDC en matière de lutte pour l’instauration d’une classe moyenne au Congo-Kinshasa. Cette réflexion qui s’inspire sur les grandes idées du grand universitaire en la personne de Mabika Kalanda.
Partant d’un constat historique, cet article débouche sur la préconisation de la classe moyenne comme la principale base sur le niveau de vie et la lutte contre la pauvreté.
Mots-clés : classe moyenne, économie coloniale, pauvreté.
SUMMARY
This reflection spreads the failures of the DRC’s public policy in the fight for the establishment of a middle class in Congo-Kinshasa. This reflection is inspired by the great ideas of the great academic in the person of Mabika Kalanda.
Based on a historical observation, this article leads to the advocacy of the middle class as the main base on the standard of living and the fight against poverty.
Keywords : middle class, colonial economy, poverty.
I. LE CONSTAT HISTORIQUE
Plusieurs indices donnent à penser que le Congo n’appartient vraiment pas aux Congolais : les Concertateurs de 2013 ainsi que le tout nouveau Conseil économique et social ont évalué à 3% seulement l’ensemble des capitaux appartenant aux Congolais dans les affaires qui se traitent au Congo-Kinshasa leur espace vital ! Notre occupation du territoire national se situe à moins de 10 % tandis que toutes les banques commerciales qui fonctionnent dans notre pays appartiennent aux étrangers, sans aucun actionnariat majoritaire congolais.
De même, les entreprises qui importent les aliments consommés au quotidien par les Congolais appartiennent aux étrangers. Et malgré le fait que le Congo-Kinshasa est potentiellement le pays le plus riche au monde, aucun Congolais n’apparait dans la classification de Forbes des hommes et femmes les plus riches aussi bien dans le monde qu’en Afrique !Au Congo, ceux qui s’enrichissent sont des politiciens qui patrimonialisent l’Etat et cachent leurs fortunes dans des paradis fiscaux puisque ce sont des biens mal acquis !
Tout comme il y a, dans notre pays une absence criante des capitaines d’industries parce que ceux qui disposent de quelques capitaux préfèrent le commerce parasitaire comme l’immobilier, les commissions. Ce qui signifie que tout échappe aux Congolais : ils ne pas capable de prendre en charge les besoins vitaux de leur peuple et de ce fait, faute d’une production manufacturière interne, ils importent aussi bien les lames de rasoir que les brosses à dents, de la farine, de la viande, de l’huile, pour ne citer que ces produits de première nécessité qui nous viennent d’ailleurs.
Au niveau culturel et intellectuel, le Congolais est un consommateur impénitent des productions intellectuelles étrangères, à l’exemple des petits films indiens, mexicains, chinois, nigérien, gabonais…qui meublent nos télévisions !
La production éditoriale, tout en étant généralement insignifiante, pèche aussi par son caractère désarticulé : les penseurs congolais préfèrent discourir sur les problèmes d’ailleurs ou se diluer dans l’universel que de prendre à bras le corps les immenses problèmes qui cernent du dedans et du dehors la nation congolaise. A ce niveau, le Congolais est une simple caisse de résonnance.
Tous ces déficits, autant économique que culturels nous amènent à une conclusion : le Congolais ne maitrise pas sa propre réalité nationale, voire le réel tout court ! De ce fait, il ne peut pas changer cette réalité nationale pour amorcer le développement ! Faute d’une classe moyenne détentrice des moyens de production industrielle et intellectuelle et capable de défendre le made in Congo !
De ce fait, l’absence tragique de la classe moyenne se manifeste massivement dans la gravité de la crise congolaise, celle d’un pays qui détient 80 millions d’hectares des terres arables africaines, donc capable de nourrir l’Afrique entière, mais qui est incapable de nourrir simplement sa population qui croupit depuis six décennies dans la faim devenue famine.
De même l’absence de la classe moyenne se manifeste-t-elle aussi dans le constat qu’un pays dont les richesses naturelles en hydroélectricité, eau, forêts et terres peuvent aider er et nourrir l’Afrique tout entière, soit incapable de fournir du courant électrique et de l’eau potable à la grande majorité de ses habitants et d’éradiquer la faim à l’intérieur de ses propres frontières.
L’absence d’une classe moyenne nationale puissante se reflète aussi dans le fait que les institutions publiques ne semblent pas incarner les aspirations populaires !
Un tel échec dévastateur et criant nous impose des questions scrutatrices ci-après : comment peut-on s’expliquer qu’un pays habité par 80 millions d’habitants, indépendant depuis bientôt six décennies, et potentiellement le pays le plus riche au monde, ne soit pas doté d’une véritable classe moyenne détentrice des moyens de production matérielle et intellectuelle ? Comment en est-on arrivé là, c’est-à-dire à ce désert sans perspectives ? Et quelles sont les conséquences d’un tel état des choses sur nos vies et sur notre avenir ?
L’absence d’une classe moyenne nationale pour appuyer un développement endogène est une catastrophe, au propre comme au figuré. En effet, Amilcar Cabral part du constat que les masses populaires se battaient contre le colonialisme non pas pour les idées abstraites comme « indépendance » ou « socialisme », mais pour la paix, les avantages matériels et un avenir meilleur pour leurs enfants. Par conséquent, il en appelait aux dirigeants africains de s’identifier complètement et sans réserve avec le peuple et ses aspirations, et non avec la bourgeoisie internationale et les politiques antisociales des institutions financières internationales sous son contrôle.[1]
C’est le sens profond de l’analyse de Cabral, écrit Georges Nzongola-Ntalaja, sur la transition du colonialisme à la mise en place d’un Etat développementaliste démocratique, que d’aucuns tendent à occulter en s’attardant un peu trop sur la notion de « suicide de classe », réduisant ainsi toute la politique économique et sociale de l’Etat postcolonial à un moment fatidique pour la classe dirigeante.
Pour Cabral, il s’agissait en premier lieu de la nécessité de « détruire totalement, de casser, et de réduire aux cendres tous les aspects de l’Etat colonial », et de « détruire l’économie de l’ennemi et de construire notre propre économie.[2]
En effet, l’option d’identification avec le peuple et ses aspirations implique forcément une transformation radicale des structures étatiques et économiques héritées de la colonisation pour les mettre au service des paysans et des travailleurs africains c’est-à-dire prendre en charge ses coûts et ses besoins de vie !
Dans la même mouvance de Cabral, Mabika Kalanda écrit, décrivant les attentes des peuples à l’indépendance : Il y a tout d’abord le souci de bonheur et de satisfaction de l’être humain : satisfaction matérielle et satisfaction intellectuelle. Voir réaliser ses rêves, manger à sa faim, procréer, accumuler des biens, être considéré par les semblables comme utile, digne et ayant « réussi » sa vie, telles paraissent être les préoccupations les plus communes aux humains d’hier, d’aujourd’hui et de partout. Il n’est pas exclu qu’il en sera ainsi demain.[3]
Pour Mabika Kalanda, la transformation des structures coloniales en des structures étatiques nationales pour développer le Congo-Kinshasa devrait être l’œuvre des élites nationales, nombreuses et expérimentées et de la classe moyenne qui y surgirait.
Quant à Fanon, son incomparable diagnostic de l’Etat postcolonial reste valable jusqu’à ce jour, face à toute une gymnastique terminologique des politologues africanistes qui n’ajoute pas grand-chose à notre compréhension de la politique africaine.
Fanon montre que si la transformation de l’économie et de l’Etat souhaitée par Cabral n’a pas eu lieu, c’est parce que la classe dirigeante a refusé la voie révolutionnaire en faveur de pour la voie facile d’enrichissement personnel au sein des structures néocoloniales.
Les principales conséquences de cette option de la bourgeoisie d’Etat africaine, qui a conservé sa « volonté permanente d’identification » avec la bourgeoisie internationale, sont l’émergence d’une oligarchie africaine dont le penchant est l’utilisation de l’Etat pour s’enrichir, l’approfondissement du sous-développement du pays, et l’appauvrissement sans cesse des masses populaires.[4] Dans la plupart des cas, le résultat est la consolidation des économies politiques de prédation.[5]
C’est cette attitude d’enrichissement personnel que Mabika Kalanda dénonce chez les « évolués » quand il écrit : Il est une indication des attitudes profondes des évolués : « profiter » de l’indépendance, grâce aux appuis de l’étranger, laisser coloniser le pays en décourageant les jeunes élites intellectuelles nationales à se mettre au service de la nation. Que les responsables aient donc un peu d’amour pour ce pays.[6] En d’autres termes, l’absence d’une véritable classe moyenne nationale a été préjudiciable à la construction d’une économie véritablement nationale. D’où la question rétrospective : quelles sont les conditions historiques de cet échec ?
III. L’ECONOMIE COLONIALE DE LA PREDATION ET L’APPAUVRISSEMENT DES MASSES CONGOLAISES
Nous partons du constat de Fanon : La bourgeoisie est avant le produit direct de réalités économiques précises.[7] Et en ce qui concerne la colonisation belge du Congo, voici ce que furent les réalités économiques : Par ses méthodes brutales, l’EIC réussit à remplir sa mission primaire de faire du Congo une entreprise commerciale rentable pour son propriétaire de roi, à travers le processus d’accumulation primitive. Ce dernier consistait à utiliser la force excessive et des méthodes de contrôle social brutales et analogues à l’esclavage pour contraindre les Congolais d’abandonner leurs activités agricoles et commerciales afin de se consacrer à la cueillette de l’ivoire, du caoutchouc et d’autres produits exigés par l’Etat et les compagnies concessionnaires avec lesquels il était en partenariat. Les villageois qui ne voulaient pas ou ne pouvaient pas apporter les quantités requises de ces produits, devaient s’attendre à voir leurs femmes et enfants pris en otage, jusqu’à ce que les hommes aient accompli leur corvée. Entretemps, les femmes étaient violées par les agents de pouvoir colonial, et un certain nombre d’hommes, de femmes et d’enfants eurent des mains amputées, comme châtiment exemplaire pour tout le village. Un ordre de la Force Publique exigeait que les soldats africains apportent comme preuve d’utilisation d’une balle contre un sujet congolais une de ses mains. Comme ces soldats aimaient tellement la viande de gibier, il leur arrivait de faire la chasse aux antilopes et autres animaux sauvages et d’amputer les mains des personnes vivantes pour justifier les balles utilisées. Les crimes auxquels la population congolaise fut soumise par les soldats et officiers de la Force Publique résultèrent dans un holocauste qu’Adam Hochschild estime d’avoir causé la mort d’environ dix millions d’âmes.[8]
Pour les théoriciens de la colonisation, la reprise du Congo par la Belgique devait mettre fin à l’Etat prédateur et défaillant pour instaurer un État colonial classique, organisé et agissant conformément à la loi. Fidèle à cette thèse, Jean Stengers, le père de l’historiographie coloniale belge, affirme que les caractéristiques particulières de l’Etat indépendant du Congo disparurent ou furent effacées progressivement, laissant place à l’orthodoxie à cheveux gris en matière de la gouvernance coloniale.[9]
Ainsi, comme une baguette magique, la Charte coloniale devait-elle faire disparaître la prédation, l’arbitraire et les crimes contre l’humanité. Contrairement à cette affirmation, l’historien britannique Anstey montre que l’héritage du régime léopoldien fut déterminant, aussi bien dans les mesures initiales de l’administration coloniale belge que dans son évolution ultérieure.
Il est rejoint sur ce point par Guy De Boeck, qui offre la critique suivante de l’historiographie dominante de son pays sur la transition de l’EIC au Congo belge : …on parle du Congo de Léopold II et de la colonie belge presque comme s’il s’agissait de deux pays différents, alors que les lois et règlements, les agents, colons, officiers ou administrateurs de l’EIC demeuraient en place et que les actions répressives furent poursuivies là où l’on avait estimé devoir sévir. Il n’y eut aucun changement subit et miraculeux au Congo lorsque ‘l’appui et le contrôle tutélaire d’un Etat constitutionnel’ se substituèrent au ‘pouvoir absolu’.Il y eut des changements progressifs, liés à l’industrialisation, boom économique d’après 14-18, causés donc par les besoins du colonisateur, non par le désir de rencontrer les besoins de ses colonisés. S’il y eut changement de l’EIC au Congo Belge, ce fut dans la continuité.[10]
Dans l’ensemble, l’administration coloniale réussit à presser et extraire des ressources sur les populations aussi bien rurales qu’urbaines ,en gardant à la fois les prix des produits agricoles et les salaires des travailleurs à un niveau artificiellement bas, en vue de permettre la mobilisation de l’épargne forcée pour la croissance économique coloniale. C’est dire que la première condition pour l’émergence d’une classe moyenne nationale ne fut guère réalisée pendant la colonisation : il n’y eut pas d’accumulation pour les Congolais !
A cet effet Mabika Kalanda écrit : La politique d’autofinancement était rendue encore plus aisée par l’exploitation systématique du travailleur congolais pour un salaire de famine. Ses réclamations furent souvent réprimées violemment et parfois dans le sang. La volonté des colonisateurs, hier comme aujourd’hui, était de former une classe dominante et exploiteuse. Les rapports entre eux et les colonisés étaient semblables à ceux du cavalier et du cheval.[11]
La réalité économique est une réalité bourgeoise étrangère. A travers ses représentants, c’est la bourgeoisie métropolitaine qui se trouve présente dans les villes coloniales. La bourgeoisie aux colonies est, avant l’indépendance, une bourgeoisie occidentale, véritable succursale de la bourgeoisie métropolitaine et qui tire sa légitimité, sa force, sa stabilité de cette bourgeoisie métropolitaine. Une telle bourgeoisie métropolitaine, par sa présence et son accumulation massives, ne laisse aucune possibilité à l’émergence d’une véritable classe moyenne nationale détentrice des moyens de production et des capitaux.
IV. NEOCOLONIALISME ET CRIMES CONTRE LA RDC
Et Amilcar Cabral l’a bien souligné, par rapport à la « clairvoyance » des pays développés sur la question de la décolonisation, les impérialistes et leurs bureaux d’études ou think tanks ne cessent pas, eux-aussi, de faire de la réflexion sur le Congo Kinshasa, mais aux fins de trouver des voies et moyens pour saper son potentiel stratégique pour le devenir de l’Afrique.
Ainsi, au cours des années, ils ont élaboré plusieurs stratégies de déstabilisation, l’une d’elles étant la brillante idée, selon Jean-Pierre Alaux Que pour les intérêts occidentaux, la ruine du Zaïre est préférable à un Etat fort et indispensable, capable d’appuyer la lutte contre l’Afrique australe blanche.[12]
Parmi les crimes commis contre le Congo-Kinshasa, on dénombre ce que Le Monde diplomatique qualifie de l’archipel planétaire de la criminalité financière, dans lequel gouvernement, mafias, compagnies bancaires et sociétés transnationales prospèrent sur les crises et se livrent au pillage du bien commun en toute impunité.[13]
En six décennies d’indépendance, l’archipéllisation criminelle et mafieuse du Congo-Kinshasa a atteint un point de non-retour : toutes les banques commerciales et leurs agences appartiennent toutes aux étrangers sans aucun actionnariat majoritaire pour les Congolais, même au niveau des Agences ! Tandis qu’une législation minière fantaisiste, criminelle et néocoloniale offrait tous les avantages aux cosmocrates des mines qui dès lors engrangent bénéfices et autres gains sans penser aux peuples autochtones que nous sommes tandis que des gouvernements successifs, ses ministres, ses généraux et les responsables de la sécurité nationale garantissaient aux exploitants « sécurité et impunité »moyennant une participation aux bénéfices ! Quel pays !
V. L’ONU : UN VAUTOUR
Dans le nouveau contexte qui émerge avec les indépendances africaines et la représentation des pays du Sud à l’Assemblée générale des Nations-Unies ainsi que l’explosion des Médias de communication, l’intervention des puissances impérialistes ne peut se faire sans intermédiaires internationaux, régionaux et nationaux, c’est-à-dire sans la collaboration du système des Nations Unies et des organisations régionales, de réseaux de la criminalité transnationale, et des responsables politiques des pays voisins et du Congo lui-même.
Voilà pourquoi depuis plus de deux décennies, l’ONU est installée au Congo-Kinshasa avec la plus coûteuse force de maintien de la paix sans pourtant parvenir à éradiquer les forces militaires étrangères qui envahissent l’Est de la RDC, sans sécuriser les populations civiles ! Tandis que les pays de taille lilliputienne comme le Rwanda, l’Ouganda et le Burundi exercent sur le Congo une tutelle des plus criminelles !
Tous ces crimes contre le Congo-Kinshasa empêchent ce pays de revendiquer une véritable souveraineté, donc d’avoir une vie politique véritablement nationale, seule garantie pour une effervescence culturelle productrice des élites et de la classe moyenne.
C’est pourquoi un succinct survol historique nous a permis de dévoiler les conditions historiques objectives qui sont à la base de l’échec de l’émergence d’une véritable classe moyenne congolaise. A cela s’adjoignent d’autres déficits, de caractère culturel, aussi que Mabika Kalanda identifie dans l’échec de la classe moyenne national
VI. LA CULTURE DE LA PAUVRETE
La causalité est objective entre la conscience historique d’un peuple, c’est-à-dire son humanité et la richesse et/ou la pauvreté de ce peuple. En d’autres termes, la façon dont un peuple se perçoit individuellement et collectivement conditionne de façon certaine sa qualité de vie ainsi que la performance morale des instances culturelles donc religieuses, scientifiques, juridiques, politiques qui portent et fondent ses attentes. En conséquence, quand les individus qui fondent une société se perçoivent négativement, ils influent aussi négativement sur leur vie quotidienne, perdent le sens de leurs droits élémentaires, le sens de leurs devoirs patriotiques et le sens de leur vie, rentrant dans la sauvagerie qui caractérise l’immédiateté.
L’auto perception d’un peuple détermine la manière dont ce peuple va s’approprier son espace vital, sa terre, son environnement, ses ressources et les exploiter judicieusement pour en vivre heureux .L’appropriation heureuse de l’espace vital implique non seulement la connaissance physique et métaphysique de cet espace mais de devoirs envers la terre : la défense de cette terre jusqu’au prix de son sang. Ainsi chez un peuple sans conscience historique, on observe généralement le déficit de la solidarité primitive fondatrice, laquelle, quand elle existe cimente un Peuple comme un aimant. C’est l’unité psychique qui fait du peuple une organique véritable. En l’absence de cette solidarité primitive, il n’y a pas un peuple soudé mais plutôt « une population aux intérêts divergents.
La crise de la conscience historique a eu pour effet de formater le Congolais dans le moule d’un peuple à la personnalité culturelle incertaine, incapable de se penser en train de réaliser de grandes choses. Finalement, le Congolais n’est pas conscient d’être maître de son destin.
A cet effet, Mabika Kalanda écrit : Le mountou ne se voit pas encore jouant un rôle personnel d’agent conscient de l’Histoire.[14] C’est–à-dire que l’environnement culturel forme un terreau sur lequel certaines plantes peuvent croitre tandis que d’autres s’étiolent .La dimension culturelle du développement est ainsi posée dans les termes d’une motivation autodéterminée d’un engagement personnel et collectif dans un projet propice à la transformation du milieu.
Ainsi, non pétri de son historicité, et en conséquence ,non conscient d’être maître de son destin, le Congolais en arrive à une possession déficitaire de son espace vital, comme le relève encore Mabika Kalanda qui écrit : D’autre part, il existait, par la force des choses(trop grands espaces habitables, suffisantes possibilités naturelles offertes par les forêts, les savanes et les fleuves en matière de nourriture) une tendance à se contenter de peu en fait d’habitat, de nourriture et de confort matériel.[15]
Incapable de s’approprier de façon performante son espace vital pour se le disponibiliser et en vivre heureux ,le Congolais a peu d’ambitions pour améliorer son confort individuel comme l’écrit Mabika Kalanda : « On se sent tout petit, on n’a pas de souci de confort en fonction de quelque idéal d’intimité personnelle ou de ménage à protéger de trop de commerce des autres.[16] Plus loin, il ajoute encore : « La force ne peut venir que de l’extérieur. De là l’insuffisance de prestations personnelles conscientes pour améliorer son propre être.[17]
La possession déficitaire de son espace vital conduit le Congolais à ne pas mettre en branle une véritable culture nationale (sous la forme d’une politique et d’une économie nationales), celle-ci n’étant possible que dans la possession véritable de son espace vital pour se le disponibiliser et pour en vivre heureux ! La non possession véritable de sa terre comme espace vital pour se le disponibiliser, conduit le Congolais à ignorer les valeurs des ressources dont disposent son espace vital.
A cet effet, Mabika écrit : Si un groupe de gens se désintéressent des produits tels que le pétrole ou le diamant parce qu’ils ignorent la valeur de ces denrées, peut-on en attribuer la faute aux autres ?[18] A l’ignorance des valeurs et de ses ressources, s’adjoint l’absence d’une culture de l’épargne à cause de la mendicité et du parasitisme ! Ce qui précède montre que sans conscience historique, le peuple n’établit pas un rapport performant avec sa terre, ses ressources… et ses ambitions sont au rabais
Ainsi, le déficit de la solidarité primitive s’appréhende à plusieurs niveaux. D’abord au niveau économique : sans solidarité primitive, le Congolais affiche une incapacité congénitale, voire ontologique, à se mettre ensemble et/ à s’associer pour agglomérer les moyens humains et financiers, collectifs et individuels aux fins de créer la richesse individuelle et collective.
C’est pourquoi le Congolais croupit dans une pauvreté absolue, faute de la solidarité primitive constitutive du peuple, donc faute de partage. Incapable d’une confiance mutuelle comme peuple, le Congolais est incapable de se mettre ensemble avec d’autres congolais pour monter les affaires, malgré les opportunités dues aux potentialités que présente notre pays. Ainsi, faute de la solidarité et de la confiance mutuelle comme peuple qui en découle, le Congolais pâtit dans une misère matérielle et intellectuelle incommensurable. Dans la durée, la misère détruit chez l’homme toute dignité et toute autonomie personnelles et stérilise toute créativité.[19]
Ce qui précède conduit à ce que, au Congo-Kinshasa, n’apparaissent pas de capitaines d’industrie, une classe moyenne détentrice des moyens de production, une classe devant défendre et protéger le « made in Congo », le génie congolais, la richesse congolaise…
Mabika Kalanda appuie et conforte cette analyse quand il écrit : La situation économique et monétaire du pays est donc la conséquence de la rapacité du capitalisme rendue encore plus dévorante par l’absence quasi totale des activités économiques d’envergure et appartenant aux responsables politiques. Elle est loin d’être le fait de la pure conjoncture économique. Les gros importateurs sont les trusts .Ceux qui font la pluie et le beau temps sont les trusts. Ce sont eux qui dispensent à manger aux masses affamées si les responsables donnent des garanties de fidélité à leur politique.[20]
On voit ainsi comment le déficit de la conscience historique produit un peuple sans élite parce que les élites sont les représentants de la culture nationale, laquelle est produite par l’histoire. De même, sans conscience historique, le peuple est démuni de la classe moyenne et la société tire vers le bas parce que, dans nos sociétés les surdoués sont maltraités !
A ces problèmes culturels internes qui freinent l’émergence d’une classe d’industriels détenteurs des moyens de production, Mabika Kalanda met aussi en cause les problèmes d’aliénation relatifs à l’implantation du capitalisme et du communisme en Afrique noire. C’est-à-dire que le capitalisme et le communisme, en tant qu’idéologies, véhiculent des valeurs culturelles opposées aux champs culturels africains.
A cet effet Mabika Kalanda explique : Mais qu’un peuple dénué de ses propres capitalistes et de ses propres financiers se déclare sans nuance défenseur de son exploitation par les pays plus développés, cela est tout simplement une acception camouflée de l’esclavage. Beaucoup de dirigeants africains croient déjà être eux-mêmes capitalistes parce qu’ils possèdent quelques millions. En acceptant de jouer le rôle de police de l’Etat libéral, ils se réduisent tout simplement aux gardiens d’une économie étrangère qu’ils ne contrôlent pas. Le capitalisme n’est pas seulement affaire de manier de grosses sommes d’argent. Il est avant tout une vision du monde englobant un ensemble de conceptions et de concepts institutionnalisés ,et en rapport avec la place de l’homme dans la société, le rôle du pouvoir politique, le but de l’activité économique et le sens de l’épargne…La mentalité des capitalistes est toute tournée vers l’intérêt privé et individuel…[21]
En ce qui concerne la vision africaine du monde et la mentalité socialiste, Mabika Kalanda argumente encore : Elle n’a pas non plus de rapport avec la mentalité socialiste. Celle-ci, on le sait, n’a pas de base dans le clanisme et dans la hiérarchie des forces vitales, mais bien dans une prise de conscience plus pathétique, voire… plus exaltante de l’individu-propriétaire-exploité par ses semblables. Le capitalisme et le communisme font partie d’une même culture ayant l’individu comme centre de préoccupation. Tandis que pour le premier, la société est faite pour l’individu, pour le second l’individu ne peut rien contre la coalition d’autres plus puissants : il doit, pour survivre, s’associer aux autres pour combattre les puissants. L’Africain est placé entre deux philosophies. Laquelle en définitive emportera les suffrages ?[22]
Capitalisme et Socialisme ont été implantés pendant la période d’exploitation qu’est la colonisation et, de ce fait, ces deux idéologies portent l’essence même de notre exploitation. Ainsi après un demi-siècle d’implantation, la pauvreté des masses populaires congolaises et leur dépolitisation attestent bien de la nuisance du capitalisme et du socialisme : ces praxis d’exploitation réussissent à bien nous appauvrir parce qu’elles aliènent notre vision du monde, nous laissant au dépourvu, sans défense et sans résilience ! Ce sont des violences que nos catégories mémorielles préexistantes n’absorbent pas !
D’où la pauvreté immense qui en émane. C’est pourquoi la bourgeoisie nationale qui prend le pouvoir à la fin du régime colonial est une bourgeoisie sous-développée. Sa puissance économique est presque nulle et, en tout cas, sans commune mesure avec celle de la bourgeoisie métropolitaine à laquelle elle entend se substituer. Les cadres universitaires et commerçants qui constituent la fraction la plus éclairée du nouvel Etat se caractérisent en effet par leur petit nombre, leur concentration dans la capitale, le type de leurs activités : négoce, exploitations agricoles, professions libérales. Au sein de cette bourgeoisie nationale on ne trouve ni industriels, ni financiers.
La bourgeoisie nationale des pays sous-développés n’est pas orientée vers la production, l’invention, la construction, le travail. Elle est tout entière canalisée vers les activités de type intermédiaire. Etre dans le circuit, dans la combine, telle semble être sa vocation profonde.
La bourgeoisie nationale a une psychologie d’hommes d’affaires non de capitaines d’industrie. Et il est bien vrai que la rapacité des colons et le système d’embargo installé par le colonialisme ne lui ont guère laissé le choix. La bourgeoisie nationale se découvre la mission historique de servir d’intermédiaire. Comme on le voit, il ne s’agit pas d’une vocation à transformer la nation, mais prosaïquement à servir de courroie de transmission à un capitalisme acculé au camouflage et qui se pare aujourd’hui du masque néo-colonialiste. La bourgeoisie nationale va se complaire, sans complexes et en toute dignité, dans le rôle d’agent d’affaires de la bourgeoisie occidentale.
Ce rôle lucratif, cette fonction de gagne-petit, cette étroitesse de vue, cette absence d’ambitions symbolisent l’incapacité de la bourgeoisie nationale à remplir son rôle historique de bourgeoisie : transformer les structures coloniales d’exploitation en des structures d’économie nationale au service du peuple ! Et pour causes.
La réalité est que l’économie s’est toujours développée en dehors d’eux. Des ressources actuelles et potentielles du sol et du sous-sol de leur pays, ils n’ont qu’une connaissance livresque, approximative. Ils ne peuvent donc en parler que sur un plan abstrait, général. Après l’indépendance cette bourgeoisie sous-développée, numériquement réduite, sans capitaux, qui refuse la voie révolutionnaire, va stagner. Au sein de la bourgeoisie nationale des pays coloniaux l’esprit jouisseur domine.
Partout où la bourgeoisie nationale par son comportement mesquin et l’imprécision de ses positions doctrinales n’a pu parvenir à éclairer l’ensemble du peuple, à poser les problèmes d’abord en fonction du peuple, partout où cette bourgeoisie nationale s’est révélée incapable de dilater suffisamment sa vision du monde, on assiste à un reflux vers les positions tribales ; on assiste, la rage au cœur, au triomphe exacerbé des ethnies. Aussi, au lendemain de l’indépendance, les nationaux qui habitent les régions prospères prennent conscience de leur chance et par un réflexe viscéral et primaire refusent de nourrir les autres nationaux. Les régions riches en diamants et autres minerais surgissent en figure face, au panorama vide constitué par le reste de la nation.
Les nationaux de ces régions regardent avec haine les autres chez qui ils découvrent envie, appétit, impulsions homicides. Les vieilles rivalités ante-coloniales, les vieilles haines interethniques ressuscitent. Les Balubas refusent de nourrir les Luluas. Le Katanga se constitue en Etat et Albert Kalonji se fait couronner roi du sud Kasaï. Et Mabika Kalanda publie alors Baluba et Lulua, une ethnie à la recherche d’un nouvel équilibre en 1960 pour nous mettre en garde contre ces dérives tribales et leur cloisonnement qui empêchent l’éclosion du sentiment national !
VII. CONSTRUIRE LA CLASSE MOYENNE NATIONALE PAR DES MOYENS EMPIRIQUES
Après les indépendances, certains pays africains et asiatiques, se sont retrouvés sans véritable classe moyenne pour amorcer un développement endogène .Ils ont utilisé des moyens empiriques pour se doter de classes moyennes et des capitaines d’industries nationaux. Mandela et le gouvernement sud-africain ont donné des moyens financiers et légaux à une certaine catégorie des Noirs Sud–Africains pour s’ériger en classe moyenne en acquérant des espaces de production. Cyril Ramaphosa, l’actuel Président Sud-Africain, fut un de ces leaders de la nouvelle classe moyenne sud-africaine.
La RDC se doit d’utiliser les mêmes moyens empiriques pour construire et conforter sa classe moyenne nationale. L’Etat doit donner des moyens aux nationaux pour qu’ils pénètrent dans les actionnariats des banques commerciales, dans les entreprises commerciales, dans les entreprises minières… Les Congolais doivent être favorisés dans l’exploitation artisanale du diamant, de l’or et autre minerai ainsi que dans la vente de ces ressources. Ils doivent, conformément à la loi, jouir du monopole du commerce de traite et du petit commerce. Dans la reconstruction des routes, des immeubles, l’Etat doit donner priorité aux entreprises locales…
La mise en valeur déficitaire des ressources locales par les nationaux procède de la méconnaissance et de l’ignorance de ces ressources .C’est pourquoi l’Etat doit nationaliser les contenus des enseignements. L’histoire nationale doit être élevée en une discipline scientifique enseignée obligatoirement à tous les niveaux des études. La minéralogie, la faune et la flore congolaises doivent trouver une place de choix dans les Curricula scolaires et académiques.
La géographie nationale comme
connaissance approfondie de notre espace vital, de ses potentialités, de ses
ressources, doit être élevée au rang d’une discipline scientifique scolaire et
académique obligatoire. Parce qu’on ne peut aimer et exploiter
judicieusement que ce que l’on
connait ! Ce sont ces moyens empiriques et cognitifs, parfois artificiels
qui améliorent la connaissance de l’espace vital, profilent des nouvelles
ambitions et donnent aux peuples l’autonomie de la pensée politique nécessaire
à la prise en charge du destin national. Ce qui est fondamentalement la tache
de la classe moyenne nationale.
CONCLUSION
Les critères d’appartenance à la classe moyenne restent un rêve économique entier pour la République Démocratique du Congo. Le constat d’une amélioration du niveau de vie dans le pays n’est pas encore au rendez-vous.
En faisant la lecture des politiques publiques en matière de lutte pour l’amélioration des conditions de vie sociale des population, il appert qu’il n’existe nullement des considérations sur une stratégie, des mesures ou un plan spécifique à destination des classes moyennes.
A ce sujet, Michel Lobe Ewane se pose les questions suivantes : combien de nos instituts statistiques ont enquêté sur la classe moyenne ? On les cherche. Combien de partis politiques, au pouvoir ou dans l’opposition, ont défini leurs programmes en tenant compte de la place, du poids, de l’impact de cette frange dite « moyenne » de la population, qui est de nature à peser sur la consommation, à être un moteur de croissance ou une boussole pour mesurer les progrès dans la transformation et la modernisation du pays ? Donnez-moi leur identité si vous en connaissez. La réalité est que les décideurs africains n’ont toujours pas pris la mesure de ’importance de la classe moyenne. Et pourtant, celle-ci existe et est de plus en plus réelle, présente, incontournable.[23]
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NZONGOLA-NTALAJA G., Faillite de la Gouvernance et crise de la construction nationale au Congo-Kinshasa. Une analyse des luttes pour la démocratie et la souveraineté nationale, Les éditions de l’ICREDES, Kinshasa, 2015.
STENGERS
J., « The Congo Free State and
the Belgian Congo until 1914 », in
Colonialism in Africa 1870-1960, Vol. 1 : The History and Politics of Colonialism 1870-1914, sous la
direction de L.H. Gann et Peter Guignan, Cambridge University Press, Cambridge,
1969.
[1] CABRAL A., Unité et Lutte, PCM /Petite Collection Maspero, Paris, 1980, pp. 148-170.
[2] NZONGOLA-NTALAJA G., Faillite de la Gouvernance et crise de la construction nationale au Congo-Kinshasa. Une analyse des luttes pour la démocratie et la souveraineté nationale, Les éditions de l’ICREDES, Kinshasa, 2015, p. 32.
[3] MABIKA K., La remise en question. Base de la décolonisation mentale, les éditons Remarques Africaine, Bruxelles, 1967, p. 165.
[4] FANON F., Les damnés de la terre, FM/Petite Collection Maspero, Paris, 1970, pp. 95-139/118.
[5] NZONGOLA-NTALAJA G., Op. cit., p. 34.
[6] MABIKA K., Op. cit., p. 70.
[7] FANON F., Op. cit., p.146.
[8] NZONGOLA-NTALAJA, Op. cit., ,p. 51.
[9] STENGERS J., « The Congo Free State and the Belgian Congo until 1914 », in Colonialism in Africa 1870-1960, Vol. 1 : The History and Politics of Colonialism 1870-1914,sous la direction de L.H. Gann et Peter Guignan (Cambridge University Press,Cambridge,1969), p.298.
[10] DE BOECK G., Baoni : les révoltes de la Force publique sous Léopold II, Congo-1895-1905, éd. EPO, Anvers, 1987, p. 360.
[11] MABIKA K., Op. cit., p. 96.
[12] ALAUX J.P., « L’étonnante longévité du régime Amin Dada », dans Le Monde diplomatique, avril 1979, p. 14.
[13] « Dans l’archipel planétaire de la criminalité financière », dans Le Monde diplomatique, avril 2000, avec deux excellents articles par Christian de Brie, « Etats, mafias et transnationales comme larrons en foire » et Philippe Rekacewics, « La criminalité financière dans le monde ».
[14] MABIKA K., Op. cit., p. 96.
[15] Ibidem.
[16] Ibidem.
[17] Ibidem.
[18] Ibidem.
[19] Ibidem.
[20] Ibidem.
[21] Ibidem.
[22] Ibidem.
[23] LOBE M.E., « Vous avez dit classe moyenne ? », dans Magazine Forbes Afrique, 31 janvier 2019, disponible sur forbesafrique.com, consulté le 23 mai 2019.
- Revue Intelligence Stratégique, n°004, Avril-Juin 2019
- Dépôt légal n° JL 3.01807-57254
- ISBN : 978-99951-953-0-5
- ©Tous droits réservés, IRGES, Kinshasa – Genève, Juillet-Septembre 2019